The Forest of Love
The Forest of Love (Japon – 2019)
Réalisation / Scénario : Sono Sion
Interprétation : Eri Kamataki, Kippei Shîna, Kyoko Hinami | voir le reste du casting
Si l'on connaît à Sono Sion un penchant pour le débordement, les structures narratives à la fois circulaires et profondément éclatées, les ruptures et l'entremêlement des tons, rarement l'un de ses films aura autant donné l'impression de ne se dévoiler que progressivement, par petites touches, presque avec pudeur, que ce Forest of Love. Le plus grand mystère du film, qui adopte (dans ses grandes lignes) une construction policière, c'est moins l'identité de l'assassin qui évolue à la fois en périphérie et au centre du film, que son propos compliqué qui affleure, éclate soudain au grand jour, se dérobe à nouveau.
Que veut nous raconter cette histoire tortueuse de deux jeunes femmes, au tempérament opposé suite à un ancien traumatisme qui les aura vues confrontées à la mort violente de la fille dont elles étaient toutes deux amoureuses ? Les pistes sont posées d'emblée. D'un côté, Taeko (Kyoko Hinami, qui semble être née pour incarner un jour l'une des punkettes aux trajectoires vives mais aux yeux tristes, chères à Sono), qui compense la perte de la défunte « Roméo » par une existence hirsute et essoufflée, cherchant à rattraper partout ce qui n'arrivera plus avec sa petite amie disparue. D'un autre côté, Mitsuko (stupéfiante Eri Kamataki, poupée de cire à la fois fragile et furieuse), désormais hikikomori, recluse dans une chambre qui ressemble à un autel pour Roméo, qui peut accueillir régulièrement son fantôme.
Des allers-retours temporels nous feront visiter l'adolescence de ces jeunes filles en même temps que les ruines que constitue leur présent. Ce qui n'est pas une mince affaire, c'est qu'en plus de cela, interviennent presque simultanément un trio d'adolescents désirant joyeusement tourner leur premier film, et un mystérieux individu, Joe Murata, qui prétend avoir une vieille dette à régler à Mitsuko et s'infiltrera très rapidement dans l'existence de tout le monde pour mettre à sa coupe tout un chacun.
On le voit, la forêt est dense, et il n'est pas forcément facile de savoir par quel chemin y entrer. Une piste possible et immédiatement stimulante (puisque Sono semble la débroussailler en permanence pour nous) serait l'auto-référence. Sans lui ôter ses évidentes singularités, il y a beaucoup à dire sur la manière dont The Forest of Love communique avec les films précédents de son auteur. Les citations qu'il pratique, et les réminiscences que l'on a, pratiquement à chaque minute du film, de ses œuvres passées, dépasse le confort d'un auteur qui joue avec ses habituels jouets. C'est davantage une malaxation d'idées, d'images et de motifs qui visent non pas à faire tourner un circuit à vide, mais à ouvrir un labyrinthe aux ramifications infinies, qui possédera mille chemins, mais aucune sortie.
Le film s'ouvre sur une consigne automatique, totem (Ryu)murakamien qui fait instantanément effet de boîte de Pandore, surtout si l'on se souvient de Noriko's Diner Table. S'ensuit une rencontre entre le garçon, Shin, qui ouvrait cette consigne, et deux apprentis cinéastes dont le rêve est de concrétiser leur statut via un prix au festival PIA, récompensant les films japonais indépendants (case par laquelle est justement passé Sono avec ses premiers films). Cette rencontre évoque par ailleurs celle, à New-York, de Hazard, et le groupe de cinéastes en herbe, bondissant joyeusement à l'idée de faire du cinéma, ne peut que rappeler les Fuck Bombers de Why Don't You Play In Hell ?.
Durant les flashbacks, c'est Suicide Club que l'auteur ressuscite, à travers la volonté – grotesque car souriante – d'adolescentes de se suicider du toit de leur lycée, en groupe. Cette tension, héritée de ce précédent film, entre le grotesque de la situation (le suicide comme un virus qui passe de couloir en couloir et traverse les toits) et l'insupportable désespoir qu'elle diffuse, est cependant surajouté d'un parfum qui, lui, vient de Tag : l'îlot utopique d'une adolescence purement féminine, débarrassée du joug masculin, dansante et chantante, courant au ralenti dans les couloirs, s'embrassant en secret dans les salles de classe, qui vient percuter de plein fouet le sentiment hérité de Suicide Club, qui était tout autre, et débarrassé de toute utopie. Ici, la rencontre entre deux imaginaires différents de leur auteur mêle à une mélancolie fondamentale la possibilité, tout de même, d'un paradis, fût-il perdu d'emblée.
Et tout le film est à l'avenant. Les séquences familiales chez Mitsuko, par exemple, que l'on pouvait trouver de manière assez similaire dans Noriko's Diner Table ou Cold Fish, sont ici surajoutées à la fièvre créatrice des jeunes cinéastes amateurs, qui semblent à la fois intégrés à ce monde (ils interagissent avec lui) et drastiquement étranger à lui : quand une scène terrible se joue entre Mitsuko et sa mère, les cinéastes, eux, rient et piaillent comme s'ils regardaient à travers un écran, comme si l'événement était déréalisé pour eux. A moins qu'ils appliquent le précepte, affirmé par Murata plus tard, que rien dans l'existence ne saurait constituer autre chose qu'une farce. Les personnages riant dans un coin du cadre pendant qu'une situation atroce se joue par ailleurs au centre, n'est pas une figure nouvelle chez Sono. Elle est présente dans beaucoup de ses films, et peut-être syncrétique dans Love Exposure. Mais ici, le trouble ne naît pas du maelström de sensations contradictoires, d'un jeu de distances entre le sujet et la manière dont on le perçoit, il naît d'une impression terrifiante que tous ces êtres, s'ils partagent un espace, ne font pas corps entre eux et vivent chacun dans son espace personnel. Chacun incarnant le fantôme peu concerné de l'autre.
Les correspondances et les heurts entre des motifs chers à Sono Sion ne s'arrêtent pas là, et l'on pourrait s'y étendre des heures, puisqu'on retrouve, pêle-mêle, l'image de la famille travestie et renouvelée (Noriko's Diner Table, Guilty of Romance), la violence des ascendants sociaux (Cold Fish), la dualité sainte/perverse (Love Exposure, Antiporno), le souffle débordant du groupe (Bad Film, Tokyo Tribe, Why Don't You Play in Hell ?)...
Il serait cependant dommage de nier au film ce qui sort également d'un héritage auto-centré, fût-il moteur de formes et d'élans nouveaux. Ce qui frappe surtout, au sortir du film, est son aspect terriblement erratique, du moins dans sa résolution. Si le récit ferme une boucle avec une série de retournements de situation qui pourraient refermer le circuit du film, il ouvre en réalité une brèche désespérée puisqu'il laisse les personnages survivants (dont nous faisons partie, le spectateur étant toujours un acteur chez Sono, y compris dans la diégèse) dans un état d'errance et d'impossibilité d'habiter leur monde autrement que, comme Roméo avant eux, à l'état de fantôme. Et la fuite finale ne se fera pas en courant (comme dans Himizu ou Love Exposure) mais en marchant d'un pas incertain.
« Es-tu en accord avec toi-même ? »
Cette interrogation, susurrée plusieurs fois par une voix enfantine et contaminant de son vertige tout Suicide Club, semble se faire entendre ici encore. Si l'une des clés du film réside probablement dans la figure à la fois fantomatique et angélique de Roméo, icône d'un paradis perdu et prétexte pour habiter le monde, ou bien le refuser, une autre clé est évidemment renfermée par le personnage de Joe Murata, qui détruit tout sur son passage. Mais ce qu'il détruit, il le révèle en le détruisant. L'un des éléments les plus stupéfiants de The Forest of Love est le sentiment qu'à son contact, presque instantanément, les personnages se transforment. Ils le rejettent violemment, puis l'acceptent. On découvre qu'il les bat, qu'il les torture, et on apprend en même temps que la relation est acceptée par l'autre. Il est craint, haï, puis adoré. Ce qu'il révèle, de manière générale, c'est la propension de tout un chacun à ne pas être capable de rester soi-même, fixé sur ses passions et ses idéaux purs. Murata est l'ouragan impitoyable qui fera que l'on trahit tout ce qui était vrai et pur en nous, qu'il s'agisse de l'amour, de l'amitié, de velléités artistiques...
Le film fascine par la manière dont ses sujets mutent. Il faut voir la manière dont les visages changent. Mitsuko, jouet fragile dans une boîte dont elle ne sort pas au début du film, adolescente candide et amoureuse plus loin, poupée de chiffon passée au mixeur, diable vengeur... Ces états marquant moins une évolution psychologique que le visage kaléidoscopique du désespoir et de ses différentes nuances. Mitsuko n'est jamais elle-même, tour à tour trompée et trompeuse, victime et bourreau, si bien qu'à elle seule elle semble incarner une quantité invraisemblable de personnages. C'est le cas de Shin également, mais de manière bien plus brutale, puisqu'au détour d'un raccord il devient Murata, un acteur ersatz au départ, un élève qui dépasse le maître en suite. Si bien que, sans que le film en fasse cas, l'artiste initial a simplement été tué et remplacé, vampirisé par la figure de Murata.
Car voilà peut-être ce que n'a cessé de nous sussurer le film, dès le départ : Murata, coupable tout désigné, masque en réalité le véritable coupable, qui n'est toujours nul autre que nous-même.