Assassination Nation (Etats-Unis – 2018)

Réalisation/Scénario : Sam Levinson

Interprétation : Odessa Young, Abra, Suki Waterhouse | Voir le reste du casting

Le début du film fait craindre le pire. Dans une mise en scène bruyante et tapageuse, qui suce le sang cru de Larry Clark, gobe les acides de Gregg Araki et recrache le tout sur Instagram, le film prend instantanément des allures de teenage pudding qu'on imagine assez mal pouvoir digérer. Cette impression ne sera pas systématiquement démentie : le film en fait beaucoup. La caméra virevolte (parfois brillamment, parfois moins), une voix off nous assène ses vérités sans nous laisser vraiment la possibilité de les réfléchir nous-mêmes, les drapeaux américains envahissent le cadre dès que possible pour surligner l'impitoyable critique.

Mais cette outrance a le défaut de ses qualités. Le premier tiers du film suit une bande d'adolescentes qui jouent de leur image pour séduire. Le film est ainsi au diapason avec elles. Sans oublier cependant, avec discrétion mais force, de gratter le vernis par petites touches. Derrière ses images sucrées et ses visages poupons, les larmes sont contenues. Celles de Lily, amoureuse d'un mystérieux Daddy qui lui somme de lui envoyer en permanence des photos sexy. La même Lily, talentueuse dessinatrice et porteuse d'idées féministes que peinent à soutenir son attitude d'influenceuse YouTube. Les larmes de Bex, trans séduisante mais partenaire d'un soir jetable pour garçons qui n'assument pas. Les larmes, progressivement, des victimes d'un hacker qui se plaît à rendre public le contenu des engins de pistage électronique de tout un chacun dans la bien nommée ville de Salem, où une chasse aux sorcières hypocrite et soi-disant morale est en marche.

Assassination Nation 3

Assassination Nation embrasse – comment aurait-il pu faire autrement – une tendance contemporaine à rendre compte au cinéma d'une mise en scène que l'on trouve dans nos écrans de communication quotidienne : les personnages invectivent la caméra, comme ils le feraient en enregistrant des images d'eux-mêmes avec leur téléphone. Des textos et des emojis bouffent l'écran. Lorsqu'il y a split-screen durant une séquence de fête, le découpage n'a plus la géométrie d'un De Palma, mais rend apparent le format vertical des smart-phones, pour mieux les confronter et glisser nos personnages dans un monde qui désormais est de ce format-là. De même, il est frappant de voir à quel point la lumière des téléphones influe sur l'atmosphère lumineuse des images. Aux changements de filtres successifs sur les fesses nues de Brigitte Bardot dans Le mépris de Godard répond ici l'humeur lumineuse que dessine sur les visages la lumière toute puissante des outils de contrôle que les personnages tiennent dans leur main.

La beauté du film reste cependant dans sa capacité à ne pas se satisfaire d'une esthétique de téléphone portable pour la fustiger. Une séquence, qui ne convoque à aucun moment ces artifices, en dit long sur notre génération de réseaux sociaux. Alors que nos personnages sont sur le point d'être traqués par une milice de voisins vigilants qui veulent leur faire payer leur immorale transparence, la caméra caresse l'extérieur de la maison (qui cite au passage la fameuse séquence du Ténèbres d'Argento), et passe d'une fenêtre à l'autre, comme elle balaierait un fil d'actualité Facebook. Le récit nous est raconté dans des fenêtres, et notre regard de spectateur innocent ne va pas tarder à couver, c'est imminent, la menace de personnages qui ne seront plus seulement yeux mais gestes. Cela ne manque pas, un homme cagoulé apparaît au terme d'un travelling, dans un coin du cadre, comme si la caméra l'avait pondu elle-même. Notre regard crée des ogres. La caméra repart, à l'assaut de fenêtres successives, la vie des futures victimes continue, et lorsque nous revenons à notre ogre, il est désormais à l'intérieur de la maison. Sa demande d'ami au sein de ce réseau a été acceptée, il va pouvoir sévir. D'un à-propos virtuose, Levinson produit ici du cinéma, qui exprime une action (et une pollution) du réseau social sans en passer par les formes qui lui appartiennent.

assassinationnation-2

Et pour cette seule raison (d'autant qu'il y en a d'autres), on pardonne à Assassination Nation ses lourdeurs, son incapacité à embrasser le film de genre à la fin. Et on préférera se souvenir d'un extraordinaire générique de fin où, à la fin du carnage, une jeune majorette twirle, inexpressive, au milieu des cadavres, suivie par des danseurs, tous noirs, tout aussi impassibles. Surligne-t-elle la victoire des minorités ? Ou, au contraire, dans un funeste masque de cirque, transforme-t-elle en mouvement cathartique ses échecs ? Plus probablement, on trouve l'idée que l'Amérique nous sert du spectacle pour masquer les cadavres, et qu'elle nous agite en face du regard, comme pour nous hypnotiser, un mouvement constitué de Noirs et mené par une femme, pour masquer l'image réelle de la société qu'elle cache. Le visage impassible des danseurs résonne, de manière très actuelle, comme les doppelgängers amorphes mais au regard hystérisé de l'Us de Jordan Peele.

Assassination Nation 4

Submit to FacebookSubmit to Google PlusSubmit to TwitterSubmit to LinkedIn

Ajouter un Commentaire


Code de sécurité
Rafraîchir