Entretien avec Tom Huckabee
Tom Huckabee est un scénariste et réalisateur américain. Il est notamment l'auteur du film Taking Tiger Mountain (1983), un film de science-fiction en found footage dont l'action se déroule dans le monde du livre de William Burroughs Le Porte Lame (Blade Runner).
Bonjour Tom. Peut-être que nous pouvons commencer avec le point d' intersection le plus simple... Qu'est-ce qui vous intéressait dans les travaux de Burroughs ?
La valeur de Burroughs pour moi, c'est qu'il était à la limite entre l'acceptable et le non acceptable, qu'il était un explorateur des mondes dangereux. Il y avait par procuration un frisson transgressif dans son travail, par le thème et la forme... des idées qui stimulaient la pensée, qui élargissaient votre esprit. Mais tout comme pour l'acide, ce qui était amusant pendant huit heures ne signifiait pas forcement que vous vouliez que cela dure pour toujours. Ma zone de confort réelle, au niveau philosophique, est plus avec Bob Dylan, John Lennon, Tim Leary, William Faulkner, Herman Hesse. Je n'ai jamais été dans les opiacés, les jeunes garçons ou le roman noir !
L' idée que vous aviez – de ne pas faire une adaptation, mais un film dans le monde du roman de Burroughs – est très intéressante. Vous est-elle venue à l'esprit avant que vous n'ayez vu la séquence de Smith, ou après?
J'ai vu les images de Smith en 1975. J'avais peut-être déjà entendu parler de Burroughs à l'époque, mais je n'avais rien lu de lui. En 1976 je me suis inscrit à l'Université du Texas à Austin et j'ai probablement commencé à lire Burroughs ensuite. J'ai eu le métrage en 1979 et j'ai regardé tout cela et fait le lien immédiatement. Il y avait 10 heures de film 35mm silencieux non synchronisé Techniscope et le workprint anamorphique correspondant. J'ai commencé à construire des scènes en utilisant le script qu'ils avaient vaguement basé sur l'enlèvement de J. Paul Getty. Il n'y avait aucun élément de science fiction, aucun assassinat, pas de prostitution, pas de féminisme, pas de lavage de cerveau. C'était un film fantasmatique sur un jeune Américain qui se réveille dans un train – atteint d'amnésie, peut-être – qui erre dans une ville galloise, rencontre beaucoup de gens, a des aventures, des mauvais rêves, puis est peut-être tué sur la plage – la fin était ambiguë ?
Une fois que j'ai rassemblé toutes leurs images dans ce qui semblait être un flux narratif, j'ai commencé à penser à ce que l'histoire pourrait être. Je n'aimais pas beaucoup leur histoire, elle était trop languissante pour moi, trop déconnectée. En plus, ils n'avaient tourné que la moitié de celle-ci et je savais que je ne pouvais pas retourner au pays de Galles. J'avais lu Burroughs et beaucoup d'autres avant-gardistes, la littérature transgressive et érotique. L'Histoire de l'œil a été une grande influence.
J'ai eu l'idée qu'il était un assassin... et peut-être l'idée de créer un univers à venir. D'autres personnes ont donné leur point de vue, dont ce gars mystérieux nommé Ray Layton, qui se comportait comme un chef de secte, mais n'avaient qu'un seul disciple, et encore je pense qu'il le payait, il traînait dans le milieu du théâtre d'avant-garde. Il a eu l'idée de faire des terroristes féministes responsables du lavage de cerveau de Billy... et des camps de la prostitution. Je ne sais pas qui est venu avec l'idée qu'il se rebellait contre cette condition, mais cette phase fut très collaborative.
J'ai découvert Blade Runner et réalisé que c'était exactement le genre de monde que je cherchais. Ça se passe en Amérique, tandis que nos événements se déroulaient au Pays de Galles, mais sinon c'est exactement mon univers. J'ai eu de la chance de trouver un bailleur de fonds qui a promis 30 000 dollars, c'est quand j'ai obtenu cet argent que le projet est devenu réel. Je me suis souvenu avoir vu un autre court métrage que Kent et Bill avaient fait, un portrait homo-érotique à peine voilé qui s'appelait D'Artagnan. J'ai pensé qu'il pourrait être utilisé pour représenter le lavage de cerveau Billy. C'est le film que l'on voit dans la scène d'ouverture.
J'ai alors fait l'acquisition des transcriptions Mkultra qui ont fortement dans le travail. Il a fallu au moins un an pour écrire le script pour se conformer à la vidéo, qui soit dit en passant était de 60 minutes. Je savais que j'avais besoin de 75 minutes minimum pour avoir un film viable. Donc j'ai construit cinq minutes de séquences de rêve à partir de chutes – j'ai d'ailleurs utilisé une technique proche du cut-up, j'ai jeté le film en l'air pour le monter comme il arrivait, avant de reprendre un peu tout cela, mais le point de départ était un laisser-aller. Je dois dire que j'utilisais assez régulièrement l'acide, les champignons et les graines de baby woodrose à cette époque, peut-être une fois tous les un ou deux mois... ceci, en plus de tous les films expérimentaux et d'avant-garde que je voyais, ainsi que l'aile gauche et érotique de la littérature gardait mon esprit ouvert... si une scène ne fonctionnait pas, je pouvais toujours la passer à l'envers et voir ce que ça donnait...
J'étais très versé dans Mkultra, les thématiques du lavage de cerveau et de la guerre psychique, indépendamment de Burroughs, même si nous partions peut-être tous les deux des mêmes sources. Ensuite, j'ai écrit la scène d'ouverture et nous l'avons tourné. Nous avons commencé le doublage du dialogue. J'ai oublié de mentionner Tiger Lilly de Woody Allen comme influence déterminante. Il fallait lire sur les lèvres des acteurs pour comprendre ce que disaient les personnages, beaucoup d'entre eux parlaient gallois. J'ai donc pris la liberté d'improviser.
Et vous avez trouvé un moyen d'entrer en contact avec Burroughs ?
En 1980, le bassiste de mon groupe, les Huns, recevait un invité, un certain Adam Quelque-chose qui a dit qu'il savait comment contacter Burroughs. À ce moment, je savais que je voulais utiliser l'univers de Blade Runner, mais aussi des parties du livre. Adam a dit qu'il allait lui demander si c'était possible, et les choses sont devenues très simples quand James Grauerholz a été impliqué, il était très en faveur de ce type de projets autour de Burroughs.
Comment avez-vous pris connaissance de la décision de Ridley Scott d'utiliser le titre Blade Runner pour un film de science-fiction ?
Je suis celui qui a alerté Burroughs que Blade Runner était le titre officiel du film de Scott ! Nous avions eu juste une heure pour regarder Taking Tiger Mountain sur un Steenbeck plat, avance rapide pendant la majeure partie du film, Burroughs demandait de ralentir pour les scènes de sexe, et nous avons signé les contrats. Je pense que je leur ai donné un chèque de 100 dollars et nous avons traversé la rue pour nous rendre ensemble à une séance de dédicace. Je tuais le temps dans la librairie où Burroughs signait ses livres, je regardais des magazines de cinéma, quand je suis tombé sur un gros encart sur Blade Runner dans la revue Cinemafantastique .
Ils n'ont fait aucune mention que le même livre que j'adaptais, Blade Runner, pourrait être utilisé d'une certaine façon comme base d'un film de science-fiction à gros budget, réalisé par le génie qui nous avait apporté le film le plus populaire parmi les punks rockers comme moi : Alien. J'étais bouche bée... J'en ai touché deux mots à James [ Grauerholz ] et il est resté bouche bée. Il s'est dit qu'il y avait peut-être, finalement, de l'espoir pour eux à Hollywood.
Par contre, James ne semblait pas du tout inquiet au niveau des droits. Pour l'utilisation du titre, il y a eu une discussion avec les studios et un prix a été discuté : 5 000 dollars, une sacrée bonne affaire si on la compare à l'argent qu'ils m'ont demandé pour utiliser des passages du livre dans Taking Tiger Mountain.
C'est une histoire incroyable ! Que pensez-vous de Blade Runner ?
Pour Blade Runner , je trouve le film assez mauvais, si seulement Scott avait mis quelques ingrédients burroughsiens dans son cocktail ! Au niveau des acteurs, je trouve qu'Harrison Ford est vraiment mal choisi. Sean Young et Daryl Hannah sont fabuleuses – et Rutger Hauer ainsi que le fabricant de jouets... en fait, tous les personnages secondaires sont très bien, mais Ford est juste Han Solo. Il aurait été amusant de voir Christopher Walken dans ce rôle.
J'ai dîné avec Ridley Scott et Bill Paxton une nuit pour leur proposer une idée... Je ne me souviens pas si nous avons même parlé de Taking Tiger Mountain et de Blade Runner, probablement pas. Je devais avoir peur que cela fasse dérailler la discussion, mais au final ils n'ont pas acheté mon projet – la petite amie de Scott, par contre, aimait bien mon idée ! Je lui ai récemment présenté mon dernier script, une mini-série de quatre heures sur Timothy Leary... nous verrons !
Croisons les doigts ! Savez-vous si Burroughs et Graeuerholz savaient que le film de Scott ne tournerait pas du tout autour des thèmes du livre ?
Je pense qu'ils savaient que le script a été basé sur le livre de Philip K. Dick, je crois même que James avait lu le scénario.
En visionnant Taking Tiger Mountain, je me posais une question : connaissiez-vous à l'époque, les travaux de Burroughs avec Antony Balch, des films comme Towers Open Fire ou The Cut-Ups ?
Non, je ne connais pas ces films.
Avez-vous été influencé par d'autres films ou réalisateurs ensuite, ou avez-vous juste essayer de créer votre propre voie ?
Les influences étaient multiples, ce qui était amplifié par le fait de travailler sur des found footages. Les films qui me viennent à l'esprit sont Alphaville de Godard, tout l'oeuvre de Kenneth Anger, les films post-apocalyptiques, El Topo, la série télévisée Le Prisonnier... Maya Deren, Stan Brakhage, Buster Keaton. Les films de Stanley Kubrick. Dusan Makavejev, Twilight Zone... le jeune David Lynch. Truffaut, Pasolini, Antonioni, Roger Corman... Robert Altman... John Boorman, surtout Zardoz... Bruce Conner ! Hollis Frampton, Michael Snow ! Persona !
Et en dehors de cinéma ? Votre film semble être fortement influencée par la musique.
Oh, oui, mes goûts allaient en particulier vers le punk rock... Throbbing Gristle, Devo, Talking Heads, mais aussi la poésie de Jim Morrison, Philip Glass, Steve Reich, John Cale, David Bowie et Brian Eno – en fait, le film a été nommé Taking Tiger Mountain avant que moi ou Kent Smith n'ayons entendu parler de l'album de Brian Eno portant ce titre. Les autres influences étaient des livres, les arts et les drogues.
L'oeuvre complète de Burroughs , en particulier The Job, mais aussi le LSD, le Xerox art, Yoko Ono, la théorie psychologique, le Théâtre de la cruauté d'Antonin Artaud. Otto Muhl... Hunter Thompson. L'art minimaliste comme celui de Carl Andre, Merce Cunningham, John Cage, Andy Warhol. Rimbaud, Le Livre des Révélations, Foucault... Jean Genet, Rothko... Man Ray et Duchamp... Cocteau ! Eisenstein ! Bunuel ! Et toujours la théorie du complot , les mutilations de bétail et le livre de cuisine anarchiste. Je voulais utiliser tous les trucs possibles pour un micro-budget expérimental minimaliste et transgressif.
Il avait ses admirateurs à l'époque, encore plus maintenant, mais je crois que le meilleur retour que j'ai jamais eu sur Taking Tiger Mountain venait de Burroughs, qui m'a dit : « Je pense que tu tiens quelque chose, gamin. C'est tout ce qu'il n'a jamais dit au sujet du film, mais ça m'a beaucoup touché. »
C'est intéressant que vous mentionniez The Job. Les créateurs de Decoder aussi disent que c'était ce livre et la Révolution Electronique qui étaient les principales sources d'inspiration de leur travail, et non pas les « fictions » – vous étiez intéressé par les théories de contrôle que Burroughs développait, sur le pouvoir de l'image notamment ?
Oui, bien sûr, et Orange Mécanique a été une grande influence aussi, et l'assassinat de Kennedy... L'intérêt de Burroughs pour Hassan I Sabbah m'a mis sur une voie que je poursuis encore... ainsi que ses questionnements sur l'existence de fréquences sonores qui peuvent vous faire vomir, ce genre de joyeusetés .
En parlant de Hassan I Sabbah, la façon dont le groupe de femmes prend le contrôle l'esprit du personnage est directement tiré de la légende du vieil homme de la montagne, n'est-ce pas ?
Eh bien, en fait, je pense que c'est une fusion de Hasan I Sabbah, le SCUM Manifesto, Manchurian Candidate et documents Mkultra .
Par ailleurs, comme vous le dites vous avez été influencé par The Job, avez-vous été intéressé par les idées de Burroughs sur les femmes, l' idée qu'elles venaient d'une autre planète, que nous devions construire deux sociétés distinctes, hommes d'un coté et femmes de l'autre?
Je pensais que c'était sectaire... stéréotyper un genre entier, pour moi, était pire que les stéréotypes d'une race ou d'une religion, ça puait l'élitisme, le fascisme... non éclairé... Je voyais cela comme une faille dans son personnage par ailleurs extraordinaire. Donc, c'est peut-être quelque chose qui est intéressant concernant Taking Tiger Mountain, qui a été également influencé par Valerie Solanas et Burroughs... quelque chose pour offenser tout le monde ! J'ai été très influencé par la pensée féministe, j'ai suivi un cours sur l'art et la littérature féministe. Concernant Burroughs, le meurtre de son épouse était un épisode tragique dont nous ne parlions pas, mais qui me perturbait beaucoup... Je me souviens à peine des personnages féminins de ses histoires. Quand il s'agit de femmes, je suis beaucoup plus proche de l'opinion de Timothy Leary que de Burroughs.
Et qu'en est-il des nuances homosexuelles du film ?
L' homosexualité de Taking Tiger Mountain s'inscrit parfaitement avec les autres thèmes burroughsiens, mais venait directement de Kent. Je me rends compte maintenant comment mon groupe de lavage de cerveau féministe s'inscrit parfaitement dans les vues de Burroughs sur les femmes qui tentent de contrôler les hommes.
J'étais aussi complètement empêtré dans le punk rock et ses préoccupations intellectuelles, Genesis P. Orridge... le situationnisme... Le magazine Re-Search... The Clash... C'est intéressant pour moi que Orridge soit effectivement devenu une femme comme Billy dans mon film. Le groupe qui a fait ma bande-son, Radio Free Europe, était la réponse texane à Throbbing Gristtle.
Vous avez dit dans votre éloge funèbre pour William Burroughs qu'il y aurait probablement des films hollywoodiens tirés de Junkie ou des Garcons Sauvages. Pensez-vous toujours qu'il y ait une forte chance de voir de tels films ?
Junkie, c'est sûr... Wild Boys, oui, cela pourrait arriver. James Franco comme producteur probable... il semble être le patron de toutes choses outrés et littéraires en ce moment.
Taking Tiger Mountain était presque invisible. Allez-vous le ressortir?
Je ne sais pas. Il y a un jeune homme à Dallas qui dit qu'il va payer pour avoir un négatif numérique du Techniscope original, ce qui voudrait dire que le film aurait l'air beaucoup mieux qu'il ne rendait en 35mm... Nous verrons bien, mais je le souhaite.