PIFFF 2019
Une petite année avant de souffler ses dix bougies, le PIFFF était déjà d’humeur festive à l’occasion de cette neuvième édition rallongée de deux jours et désormais forte du soutien déterminant de la ville de Paris. Une preuve de la notoriété grandissante du festival, bien aidé par l’écrin exceptionnel du Max Linder Panorama et son écran hors norme. Ces moyens revus à la hausse ont également permis la présence de nombreux invités venus présenter les séances introduites par le duo formé par Cyril Despontins et Fausto Fasulo, au diapason d’un événement dont l’ambiance générale détendue et conviviale se fait l’écho d’une programmation enthousiasmante.
La séance d’ouverture signait le retour d’un cinéaste qu’on croyait définitivement perdu à la cause avec la projection de Color Out of Space, du sud-africain Richard Stanley. Après un début de carrière prometteur marqué par deux petits films de SF bricolés (Hardware et Dust Devil) puis le désastre d’une tentative d’adaptation cataclysmique de L’île du Docteur Moreau dont il fut débarqué sans ménagement (l’histoire de ce projet chaotique est narrée dans l’excellent documentaire Lost Soul: The Doomed Journey of Richard Stanley's Island of Dr. Moreau), la carrière du jeune cinéaste avait subi un gros coup d’arrêt. Discrètement installé dans le village de Montségur, Stanley avait depuis livré quelques documentaires oubliables, ainsi qu’un segment franchement Z (Mother of Toads) réalisé en 2011 pour l’anthologie The Theatre Bizarre. Le retour au long-métrage du cinéaste sud-africain était donc un événement notable, dont il faut reconnaître qu’on se méfiait un peu. Le pari d’une nouvelle adaptation de l’une des nouvelles emblématiques de l’œuvre de Lovecraft avec Nicolas Cage dans le rôle principal était risqué et semé d’embuches, malgré la richesse évidente du matériau original. L’acteur américain, devenu un stakhanoviste du bis, nous avait mis une grosse claque l’an dernier dans le frappadingue Mandy, bad trip psychédélique de Panos Cosmatos porté par la rage hystérique de la star, film auquel les couleurs pourpres des premières images promotionnelles de Color Out of Space faisaient lointainement écho.
Passé le scepticisme d’une mise en place parsemée de quelques moments improbables, le film trouve rapidement son rythme et s’avère une adaptation fidèle à l’esprit nihiliste de la nouvelle d’origine, auquel est ajoutée une dose d’humour qui n’entame en rien la portée tragique du récit. Dans la nouvelle de Lovecraft, la couleur du titre est présentée comme littéralement indescriptible, associée à un éventail de stimuli sensoriels inconnus chamboulant les perceptions humaines. En jouant avec des teintes et des sonorités qu’il est allé chercher aux extrêmes limites du spectre, Stanley s’est attaché à trouver une transcription cinématographique cohérente de ces effets de style purement littéraires, et le challenge relevé accouche d’un film au climat baigné d’étrangeté. Les teintes pourpres colonisent peu à peu l’image tandis que le mal tombé du ciel s’immisce dans la nature avoisinante et fait croitre les racines de son dessin apocalyptique. Richard Stanley, que l'on devine un authentique fan de Lovecraft, modernise le contexte de l’histoire mais reste fidèle aux horizons morbides et désespérés des récits de l’auteur. Le retour du cinéaste était donc un pari gagnant, et le succès d’estime du film a permis la mise en chantier de deux autres adaptations de l’écrivain de Providence. Espérons que ces projets verront bel et bien le jour et qu’ils seront dans la même veine. En fin de compte, Color Out of Space est peut-être tout simplement le meilleur film de Richard Stanley, et mérite sa petite place au panthéon des adaptations réussies de Lovecraft, trouvant un équilibre innattendu entre le respect de la nouvelle d'origine et une certaine singularité stylistique plutôt inspirée.
Cette année, plus encore que lors des éditions précédentes, une volonté affichée d’élargissement des horizons filmiques se reflétait dans le très large éventail de nationalités des films présentés au festival. L’occasion de prendre le poul de cinématographies trop rarement mises en avant, et de découvrir quelques auteurs inspirés issus de cultures parfois très éloignées de la nôtre. C’était plus que jamais le cas avec l’étonnant Jallikattu, réalisé par l’indien Lijo Jose Pellissery et présenté hors compétition. Du cinéma indien, malgré la production dantesque du pays, on connaît finalement assez peu de choses en dehors des clichés de Bollywood. Les amateurs de cinéma de genre connaissent le travail passionnant d’Anurag Kashyap, dont une partie de l’œuvre a été montrée dans les festivals (et qui a réalisé une série produite et diffusée par l'un des géants du streaming), faisant entrevoir les possibilités d’un cinéma local stylisé et très critique envers la violence et la corruption qui gangrènent la société indienne. Dans une veine très différente des polars désespérés de Kashyap, Lijo Jose Pellissery propose une œuvre étonnante par sa forme et la radicalité de son dispositif. Tourné en malayalam, le film est le fruit de la production du sud de l’Inde, surnommée Mollywood et qui reflète les vastes différences culturelles et ethniques qui composent les différentes régions du pays.
Détournant une tradition locale qui consiste à lâcher un taureau sur la place du village pour défier la virilité supposée des plus téméraires, Jallikattu prend la forme d’une course poursuite haletante entre la quasi totalité des hommes d’un village et un buffle échappé de l’abattoir. L’occasion pour le cinéaste de dénoncer l’hystérie collective et la sauvagerie de ses congénères, et de déployer une mise en scène très impressionnante bourrée d’expérimentations visuelles. Libérée du poids des conventions narratives traditionnelles, la caméra circule au sein de la communauté, serpente le long des nombreux affluents du flux d’une humanité qui coule en tous sens, passant d’un personnage à l’autre et glissant le long des sentiers au cœur de la jungle telle une entité omnisciente témoin d’une scène primitive, rejouée sous toutes ses formes depuis la nuit des temps et qui fait des hommes les jouets de pulsions animales rendues incontrôlables par l’effet de foule. Les individualités sont étouffées et broyées par la masse, et chaque action s’emboite dans le mouvement général d’un essaim d’humanité qui semble guidé par une force magnétique primaire. Le film n’en est pas moins très critique envers les actions isolées des individus dont la caméra emboite le pas brièvement, et révèle en creux les multiples visages d’un mal généralisé qui ronge la société indienne, de la violence faite aux femmes au communautarisme, avec toujours en toile de fond l’omniprésence du tabac et de l’alcool dans le quotidien des villageois. Une proposition radicale et vraiment étonnante qui donne envie de creuser le sillon d’un cinéma indien marginal, ainsi que l’œuvre d’un auteur qui a déjà un certain nombre de films à son actif, et qui mérite d'être découvert.
Dans un genre plus traditionnel, sur un sujet cependant peu commun, la séance interdite proposait la projection de Mope, film indépendant américain remarqué à Sundance et inspiré d’un fait divers sordide. Le premier long-métrage de Lucas Heyne raconte le parcours sinistre d’un duo mal assorti de paumés qui se rêvent en superstars du cinéma pour adultes mais ne parviendront jamais à s’élever au dessus du statut de « mope » (traduit littéralement par « serpillère »), surnom donné aux acteurs porno de tournages cheap et crades aux marges du professionnalisme. Partis à la dérive dans une Californie déshabillée de tous ses oripeaux glamours, les deux garçons trouveront finalement une improbable famille de substitution dans les locaux de production d’un pornographe spécialisé dans les tournages à petits budgets, réservés aux amateurs de fétiches extrêmes et aux performeurs jusqu’au-boutistes. Il faut reconnaître un certain courage au cinéaste d’avoir osé plonger dans cet univers peu reluisant très rarement montré au cinéma. Ce monde interlope est l’arrière plan, certes pas tout à fait comme les autres, d’une tragédie qui finalement aurait pu se dérouler ailleurs. Et si le cinéaste parvient à filmer cet univers marginal sans porter de jugement réducteur ni s’embarquer dans une analyse sociologique édifiante du phénomène, on regrettera le déséquilibre dans le traitement narratif des deux personnages centraux, puisque le film développe la figure de Steve et sa maladie mentale mais délaisse le personnage de Tom. On aurait pourtant aimé en savoir plus sur son background et ses motivations tant sa naïveté, sa passivité et son besoin de reconnaissance forment certains des aspects les plus intriguant de l’histoire, et resteront un mystère.
Malgré une forme parfois maladroite et un traitement scénaristique qui aurait mérité plus de rigueur, le film parvient à éviter de sombrer dans le voyeurisme gratuit et le misérabilisme facile (même si à certains moments, il s’en approche dangereusement), et propose finalement des figures étrangement attachantes qui dérivent dans un univers à la moralité discutable. En fin de compte, le film apparaît comme un écho lointain de Boogie Nights, qui se déroulait dans la même vallée de San Fernando (où est centralisée la production pornographique californienne depuis les années 1970) et dans le milieu du porno à une époque qui semble désormais bien lointaine. Loin du glamour et des dollars du film de Paul Thomas Anderson (dont on se souviendra quand même que la fin annonçait déjà la décadence avec l’arrivée de la vidéo et la gueule de bois sévère consécutive à l’euphorie des débuts), Mope dépeint une industrie à bout de souffle, dont la production tentaculaire peine à masquer les difficultés financières et la paupérisation rampante. C’est peut-être en cela que réside la pertinence du film : raconter le parcours tragique et sans issue d’un duo d’inadaptés au cœur d’une industrie qui semble elle-même désespérément embarquée sur une voie de garage, et dont le coup humain est trop souvent passé sous silence.
Compétition Internationale
L’an dernier, déjà, nous avions remarqué que les films les plus intéressants du festival s’étaient souvent trouvés en marge de la compétition. Cette année encore, et malgré quelques bonnes surprises, les films présentés en compétition ont rarement convaincu. À noter que la tendance était au premier long-métrage, une démarche plutôt intéressante qui explique peut-être en partie la qualité parfois inégale des films qui concouraient cette année.
Déjà passé par un certain nombre de festivals, The Hole in the Ground laissait entrevoir la possibilité d’une horreur à l’ancienne, renouant avec le plaisir d’un cinéma avant tout destiné à faire frissonner et sursauter au détour de jumps scares savamment distillés. La situation de départ est des plus classiques : après une séparation difficile d’avec un homme qu’on devine abusif, une jeune mère célibataire s’en va vivre dans une campagne irlandaise reculée pour tenter de retrouver un semblant de sérénité. Après la brève disparition de son jeune fils et la découverte subséquente d’un immense et mystérieux trou au cœur de la forêt voisine, la jeune femme remarque des changements de plus en plus inquiétants dans le comportement de sa progéniture, au point de commencer à douter de la véritable identité du petit garçon. Si cet argument semblait porter les germes d’une horreur aux accents lovecraftiens, Lee Cronin se contente de filmer des séquences de paranoïa domestique sans grand intérêt et finalement peu efficaces sur le plan de l’effroi, qui reste le plus souvent en berne.
Tandis que certaines des thématiques du récit le rapprochent du Simetierre de Stephen King, le cinéaste irlandais ne trouve pas les outils pour évoquer de manière convaincante la terreur surgie des profondeurs d’une menace ancestrale qui viendrait envahir le foyer, et les idées de mise en scène réchauffées qu’il nous sert résonnent comme autant de facilités qui masquent difficilement un manque flagrant d’inspiration. Sur un thème proche, l’excellent The Witch (le premier film de Robert Eggert) parvenait beaucoup mieux à évoquer le déploiement insidieux d’une force surnaturelle morbide résidant au cœur de la forêt voisine et enracinée dans les ténèbres de lointaines époques païennes. Ici, au contraire, cet ailleurs supposément effrayant semble toujours rester extérieur et lointain (même lorsqu’il envahit littéralement la maison), rendant assez inoffensif le ballet entre le petit garçon faussement innocent et sa mère de plus en plus flippée. Le film termine finalement son parcours poussif par un climax raté en forme de plongée dans les entrailles de la forêt qui offre brièvement un ultime sursaut d’excitation avant de se vautrer définitivement dans un paresseux remake de The Descent. Déjà pas très convaincant à l’époque, ce concept réchauffé devient carrément insipide.
Ceux qui arpentent les festivals dédiés au cinéma de genre le savent, il existe un certain type de film qui semble uniquement calibré pour les événements de ce type, destiné à être découvert au milieu d’un marathon d’images et quasiment aussitôt envoyé dans les oubliettes de la mémoire du cinéphage. Le format du film à sketches, et plus précisément de l’anthologie horrifique, tombe malheureusement souvent dans cette catégorie. Les auteurs qui se succèdent aux manettes parviennent rarement à s’approcher des réussites qui ont donné leurs lettres de noblesse au genre et qui constituent encore un horizon idéal du format. Avec The Mortuary Collection, le nouveau venu Ryan Spindell affiche la volonté de rendre hommage à Creepshow et Twilight Zone, mais accouche finalement d’une nouvelle itération assez inoffensive d’un format décidément pas facile à dompter. L’idée de départ, posant le décor qui emballe l'ensemble et fait le trait d’union entre les différentes histoires, est plutôt sympathique dans sa manière de rentre hommage au genre, à défaut d’être vraiment originale. Une jeune femme désireuse d’obtenir un poste d’assistante dans la morgue locale se voit ainsi raconter une série d’épisodes macabres par le délicieusement nommé Montgomery Dark, croque-mort aux allures de Tall Man prenant un malin plaisir à tester les limites de l’effroi chez la jeune femme d’apparence imperturbable.
Le contenu de ces histoires courtes atteste cependant des limites de l’inspiration de l’auteur-réalisateur. Beaucoup trop sage, et ne parvenant jamais à s’émanciper des multiples références convoquées, il échoue à trouver une équilibre entre l’humour macabre et la fable morbide teintée de fantastique. Cherchant vraisemblablement à émuler le modèle des Contes de la Crypte, il compose des segments en forme de petites fables moralisantes, au bout desquelles le karma fini toujours par rattraper avec un sadisme décuplé les péchés originaux de pauvres quidams trop sûrs de leur position dominante au sommet de la chaine alimentaire. Peut-être trop appliqué à essayer de plaire, Ryan Spindell ne s’éloigne jamais des sentiers balisés du politiquement correct, et passe à côté l’ambiguïté morale qui fait généralement le sel de ce type de récit. Dans le dernier segment, inspiré d’un court-métrage à l’origine du projet d’anthologie, le cinéaste s’enivre d’une déconstruction méta des dynamiques du slasher, à grands coups d’appels du pied insistants qui débouchent sur une suite de twists qui se voudraient une proposition décalée des poncifs du genre mais n’en sont finalement qu’un détournement inoffensif. Le cinéma fantastique, panthéon du mauvais genre et des auteurs mal élevés, s’accommode rarement des élèves trop sages.
Beaucoup plus ambitieux, The Wave opère dans un tout autre registre. Venu de la réalisation de films publicitaires, l’américain Gille Klabin fait preuve d’une maîtrise visuelle impressionnante pour ce premier long-métrage construit autour d’un scénario à tiroirs en forme de bad trip psychédélique. Et pour cause, le film raconte la dérive erratique d’un jeune avocat d’affaires en pleine crise de conscience morale, embarqué dans une soirée improvisée avec une mystérieuse jeune femme et qui se réveille après un blackout provoqué par la prise d’une drogue inconnue. À partir d’un pitch plutôt classique, Gille Klabin tire une expérience cinématographique riche en rebondissements, menée tambour battant et ouvertement assumée comme une tentative de retranscription relativement fidèle des effets secondaires propres à la prise de psychotropes plus ou moins volontaire. La série de flash-backs attendue est pimentée par des dilatations et autre éclatements de la temporalité, qui surgissent dans la narration comme des mauvaises remontées d’acide intempestives, et imposent un climat anxiogène lesté de la menace de décrochage constante qui pèse sur le protagoniste principal.
Justin Long, excellent dans le rôle du type brinquebalé, ahurit et mortifié par l’avalanche de calamités imprévisibles qui ne cessent de lui tomber dessus (ou plutôt dans lesquelles il ne cesse de basculer brutalement), se retrouve ainsi embarqué dans un tour de grand-huit interminable fait de ruptures brutales de continuité narrative et de plongées vertigineuses dans les méandres d’une conscience fragmentée entre réalité dilatée et hallucination délirante. Lorsqu’il s’agit d’embarquer le spectateur dans la fuite en avant incontrôlable de son personnage principal, le film réussi plutôt brillamment sont tour de passe-passe. La grosse faiblesse du long-métrage réside dans la justification maladroite sur laquelle Klabin s’appuie pour boucler sa narration alambiquée, tentant paresseusement d’emballer le tout dans un discours aux accents moralisateurs doublé d’un twist dont on se serait volontiers passé. C’est dommage car cette conclusion décevante atténue un peu l’impact du film, qui n’avait vraiment pas besoin d’une justification surnaturelle à son voyage éreintant, qui pour le coup se termine quelque peu essoufflé. Reste que la proposition tient plutôt bien ses promesses, faisant de ce premier long une belle carte de visite pour son auteur, qui devra toutefois apporter un peu plus de substance (sans mauvais jeu de mot) narrative à sa prochaine livraison.
Les amateurs de cinéma japonais que nous sommes attendaient forcément Vise de pied ferme, d’autant que le premier long-métrage de Yasuhiko Shimizu nous était présenté comme un antidote à la standardisation commerciale du cinéma grand-public nippon, et l'héritier qu’on attendait plus de l’esprit iconoclaste des vétérans de la génération précédente (dont Sono Sion et Takashi Miike restent les figures de proue). Le film est en effet une violente critique de la standardisation des canons de beauté et du mode de vie (et donc également de la production audiovisuelle) du Japon moderne, toujours plus occidentalisé et anxiogène pour les habitants de l’archipel, en particulier les femmes qui sont soumises plus rudement encore aux diktats de la pureté physique et morale d’une société particulièrement misogyne. Après une mise en route prometteuse qui illustre avec pas mal d’inspiration la névrose d’une jeune femme obsédée par la forme de son visage au point de sombrer dans la schizophrénie, le film réalise un virage narratif radical en emboitant le pas du médecin psychopathe auteur de l’opération de chirurgie catastrophique qui va défigurer la pauvre jeune femme. Dès lors, le récit se délite dans une suite de situations à la fois cocasses et tragiques que le cinéaste peine à articuler, tant et si bien qu’on en vient rapidement à se désintéresser du sort de personnages sous développés et trop archétypaux pour générer un sentiment de véritable empathie. À trop vouloir asséner un message subversif, Yasuhiko Shimizu tombe dans une forme d’auto suffisance dénuée de subtilité, et s’embourbe dans les ornières d’un récit épisodique qui échoue à construire un ensemble narratif cohérent. À croire que le jeune réalisateur n’a pas retenu les leçons de ses illustres ainés, passés maîtres dans l’art de mêler les excès en tout genre et les ambigüités morales avec un singulier dosage d’humour et de tragique, quitte à perdre quelques spectateurs en route. Finalement, de trop avoir cherché à convaincre, le coup de boutoir asséné par Yasuhiko Shimizu se transforme en une molle tentative de raviver l’esprit anarchiste qui manque cruellement à la majorité des productions japonaises actuelle. Cette année encore, c’est du côté des anciens qu’il fallait chercher la flamme du cinéma japonais, avec le Forest of Love de Sono Sion et le First Love de Takashi Miike, en attendant l’émergence de celui qui viendra remettre en question la suprématie des vieux briscards.
Calibré pour les festivals, bourré de références et porté par les effets de style répétés d’une mise en scène toute en maîtrise, Why Don’t You Just Die? aura logiquement été plébiscité par le public, qui lui a décerné l’œil d’or à l’issue du festival. On avait déjà pu mesurer l’enthousiasme des spectateurs à l’occasion de la longue séance de Q&A qui a suivi la projection du film, et la sympathie, l’humour et la disponibilité de son jeune réalisateur aura sans doute aidé à faire pencher les votants du bon côté à la sortie de la salle. Cependant, il serait injuste de résumer ce premier film à un simple coup d’esbroufe calibré pour séduire les fans de cinéma de genre. Et pourtant, on se méfiait du pitch très high concept de la chose : un jeune type d’apparence banale débarque avec un marteau chez son beau-père avec l’intention de le tuer. Le jeu de massacre aura bien lieu, tout en révélations, trahisons et autres retournements de situation plus ou moins attendus, suivant un cahier des charges relativement classique. L’intérêt du film réside plutôt dans la manière inspirée dont le jeune cinéaste utilise la grammaire cinématographique au service de son scénario à tiroirs. Scénariste, réalisateur et monteur du film, Kirill Sokolov délivre une petite leçon de mise en scène, plutôt impressionnante de la part de quelqu’un qui n’avait jusqu’ici réalisé que des courts métrages (il est tout de même rompu à l’exercice, puisqu’il en a une demi douzaine à son actif). Puisant son inspiration chez Sergio Leone aussi bien que chez Quentin Tarantino ou David Fincher (pour le soucis du détail), le cinéaste voue une admiration évidente au cinéma d’action coréen, et déroule sa mise en scène avec un art de la spatialisation de la violence qui rappelle le style et le savoir faire d’auteurs comme Park Chan-wook (Old Boy) ou Kim Seong-hun (A Hard Day), pour ne citer qu’eux.
La clé du cinéma d’action, c’est la spatialisation ; soit le ballet entre la caméra et des personnages qui s’affrontent pour la domination d’un espace, et la tension entre ce que l’objectif nous montre et l’existence d’un hors-champs dynamique dont sont toujours susceptibles de surgir divers éléments. En choisissant le décor quasi unique d’un modeste appartement moscovite, Kirill Sokolov s’amuse à explorer les multiples possibilités de mise en scène offertes par ce lieu en apparence modeste mais qui ne cesse de révéler de nouvelles potentialités au fur et à mesure qu’il est détérioré (un revolver qu’on remarque, un mur qu’on perce, un canapé qu’on éventre, une étagère qui se brise, etc.). Le cinéaste joue habilement des ruptures de rythme, alternant les explosions de violence avec de longs dialogues qui font monter la tension, jusqu’au moment inévitable d’une nouvelle crise de l’espace. Au-delà du plaisir sadique de mettre en scène un carnage carnavalesque, Sokolov développe en filigrane un discours très critique envers les diverses institutions qui composent le socle de la société russe. La famille, l’état et les représentants du pouvoir, les relations de couple, jeunes et moins jeunes… le film dresse un portrait peu reluisant de l’état de délabrement avancé d’une société gangrénée par le pouvoir corrupteur de l’argent (on pouvait d’ailleurs légitimement s’étonner que le film s’ouvre par un visa de soutien de l’équivalent russe du CNC). Au bout du compte, Why Don’t You Just Die? s’avère finalement bien plus que le tour de force visuel d’un jeune surdoué de la mise en scène, ce qui n’empêche pas de se demander quel type de séquences d’action virtuoses un styliste comme Sokolov pourrait concocter avec un budget plus important.
Séances Cultes
Comme de coutume, le festival proposait une poignée de « séances cultes », l’occasion de découvrir quelques pépites oubliées ou plus simplement de revoir des classiques indémodables sur l’écran hors norme du Max Linder Panorama. Diffusé en avant-première de la sortie en salles d’une version restaurée en 4K, The Bride With White Hair est le sommet de la carrière hongkongaise de Ronny Yu, long-métrage célébré par les amateurs du genre et qui permis au cinéaste de se faire remarquer hors des frontières de la péninsule, embarquant par la suite dans une carrière américaine placée sous le signe d’un artisanat bis peu inspiré (La Fiancée de Chucky, Freddie contre Jason). Très éloignée du carcan standardisé du bis hollywoodien bas de gamme, cette fiancée aux cheveux blanc est une pure fantaisie pop débridée à l’érotisme volontiers kitsch, qui prend la forme d’une fable ésotérique parsemée de kung-fu surréaliste, et narre la romance damnée entre deux amants piégés au cœur d’une guerre de clans dans une Chine médiévale fantasmée.
Plus que les chorégraphies et l’histoire abracadabrante, c’est la direction artistique superbe et la mise en scène baroque qui élèvent le film au sommet du genre. Il y a quelque chose qui rappelle les bricolages virtuoses d’un Mario Bava dans cette vision de décors de carton pâte envahis par une fumée baignée de lumières aux teintes multiples et criardes. Ces couleurs vives qui s’entrechoquent semblent exprimer l’intensité des émotions de personnages pris en étaux entre la chaleur rougeoyante de leurs pulsions érotiques et le froid désespoir bleuté des amours impossibles et de la mort omniprésente dans un monde déchiré par les guerres de clan. Cette dualité des émotions, ce film radical dans le traitement jusqu’au-boutiste de son esthétique pop l’illustre par le chassé croisé des deux amants, mais c’est finalement surtout le personnage double des siamois diaboliques qui marque durablement l’imaginaire. Comme un condensé de toutes les pulsions de désir et de destruction qui agitent les trippes du film, ces deux personnages unis dans la douleur d’un destin tragique incarnent un être littéralement double, androgyne et tiraillé entre des identités et des émotions contradictoires. Un être hybride placé au cœur d’un film qui ne l’est pas moins, et qui méritait bien une redécouverte dans toute la splendeur retrouvée de son panache aux accents apocalyptiques.
Plus modeste et beaucoup plus classique, Emprise a pourtant acquis au fil des années une réputation de petit classique du cinéma de genre. L’unique réalisation de l’acteur Bill Paxton (célèbre pour ses rôles dans les films de James Cameron) a cependant pris un sacré coup de vieux. Rapidement, le cinéaste met en place un dispositif narratif efficace à défaut d'être véritablement original : une sombre histoire racontée en flash-backs successifs par un inconnu venu se livrer à un enquêteur du FBI sur la piste d’un tueur en série insaisissable. La mise en scène emboite le pas de deux pistes narratives parallèles situées à différentes époques, et qui finiront par se rejoindre dans une révélation finale inéluctable. Cette formule, l’acteur Matthew McConaughey s’en est fait une étrange spécialité, de Lone Star à l’inévitable True Detective – dont Emprise anticipait déjà la progressive cannibalisation d’une trame policière classique par un fantastique à résonnance biblique. Le film souffre cependant de plusieurs défauts majeurs qui plombent le résultat final. Le long-métrage manque de rythme, et le scénario piétine péniblement une fois les différents éléments du récit mis en place et la démence du père (joué par la réalisateur) exposée dans toute sa démesure au regard de ses deux fils, l’ainé tentant d’opposer une vaine résistance tandis que son jeune frère est fasciné par les discours illuminés du paternel psychopathe.
Par ailleurs, le film se termine par une série de twists typique d’une époque encore marquée par l'influence des cartons de Scream et Sixième Sens. Fausse bonne idée scénaristique et vrai gadget que les années ont rarement épargné, cette série de retournements de situations semble surtout le témoignage de l’incapacité du cinéaste de boucler son récit, égaré dans une narration trop inutilement alambiquée. Avec l’habitude de ce type de récits « à surprises », une grande partie des spectateurs ne manquera pas de voir arriver le twist principal un peu trop bruyamment, ce qui brise l’effet de révélation et entame encore la crédibilité du film. Cette suite de rebonds tend également à noyer le propos du film, qui était pourtant l’une de ses qualités principales. Alors que le cinéaste développait un discours intéressant sur l’aliénation et la radicalisation religieuse de l’Amérique profonde, et la manière dont ce mal se transmet entre les générations à travers une éducation axée sur la répression et la violence, la conclusion du film assène un grand coup de pied dans cet édifice thématique. Une fin ouverte et ambiguë aurait pu être une idée passionnante, mais elle apparait ici comme un ultime coup d’esbroufe, cache-misère peu efficace d’une absence regrettable de cohésion thématique.
En un clin d’œil involontaire au sommaire du prochain numéro papier de TORSO (dont on vous reparlera très prochainement, c’est promis), le PIFFF proposait la projection d’une œuvre méconnue, typique d’un certain cinéma bis anglais des sixties savoureusement pop et mal élevé. Porté par un binôme d’acteurs mythiques, Théâtre de Sang raconte avec une délectation certaine la série de crimes échevelés perpétrés par un acteur raté (Vincent Price, en grande forme et qui racontait à qui voulait l’entendre que c’était là son rôle favori) et sa mystérieuse fille (Diana Rigg à contre-emploi dans le rôle d’un improbable sidekick) sur les critiques ayant refusé de lui décerner un prix honorifique pour ses prestations dans des adaptations de pièces shakespeariennes. Déployant des trésors d’inventivité morbide pour mettre en scène les meurtres en s’inspirant des œuvres de l’auteur d’Othello, le duo de criminels aidés d’un improbable gang de clochards assassins use de toute une panoplie d’artifices, de costumes et de décors baroques pour mener à bien cette machination tordue. Relevé par des dialogues bourrés d’ironie et des situations pleines d’humour noir, le plaisir jubilatoire que semblent avoir pris les acteurs de cette farce macabre à revêtir des accoutrements toujours plus délirants s’avère particulièrement infectieux. Mis en scène par Douglas Hickox, un honnête artisan du genre plus connu pour quelques polars bis, on ne sera pas étonné d’apprendre que c’est Robert Fuest qui fut d’abord associé à la réalisation du film. Rien d’étonnant à la vision du long-métrage, tant la structure et les thèmes des Théâtre de Sang s’approchent des deux épisodes de L’Abominable Dr. Phibes réalisé par ce dernier avec le même Vincent Price dans le rôle titre.
En dépit d’un traitement visuel moins baroque, on retrouve la figure centrale d’un créateur maudit dévoré par la rancune et qui met en scène l’exécution de ceux qu’ils considère comme responsables de son malheur à l’aide d’un dispositif aussi pervers qu’ingénieux, en autant d’adaptations criminelles de récits ancrés dans l’inconscient collectif anglo-saxon (ici les textes de Shakespeare, là les Sept Plaies d’Egypte). Derrière l’humour et la malice qui s’expriment dans la succession des différentes mises en scène théâtrales grotesques des meurtres, il y a cependant un deuxième niveau de lecture plus tragique, qui révèle l’infinie tristesse d’un homme ayant voué sa vie à un art dont les institutions le rejettent et le moque. Le geste cathartique de l’exécution des critiques qui font et défont cruellement les carrières d’acteurs mais aussi de metteurs en scène, au cinéma comme au théâtre, se trouve ainsi doublé d’une réflexion trouble sur la relation entre l’interprète et le public, le désir de reconnaissance et le doute qui habite les artistes, dont la multitude de masques cache finalement très mal les blessures narcissiques. Ainsi, derrière la jubilation évidente d’un Richard Price qui se délecte d’écorcher avec application les textes classiques apparaît une bien étrange mise en abîme qui s’incarne dans ce drôle de projet aux implications vertigineuses : celui d’un grand acteur appliqué à jouer aussi bien que possible un très mauvais interprète.
Enfin, comment ne pas terminer ce compte rendu du festival par un retour sur la projection de Battle Royale, œuvre testamentaire de l’un des cinéastes japonais les plus importants de la seconde moitié du vingtième siècle. Revoir ce film remarquable sur l’immense écran du Max Linder dans toute la splendeur grandiose d’une projection en 35mm était une expérience hors du commun qui permettait de saisir la dimension monumentale du film de Kinji Fukasaku. Réalisé en 2000, au bout d’une carrière de metteur en scène commencée dans les années soixante et marquée par une réinvention du film de gangsters et l’exploration d’une multitude de genres, Battle Royale est un véritable monument qui transcende son statut de film culte adulé par les cinéphiles pour s’imposer comme une œuvre radicale dont la pertinence n’a pas pris une ride.
Adaptation quasi immédiate d’un roman à succès, le long-métrage est le fruit de la collaboration de Kinji Fukasaku avec son fils Kenta, qui signe le scénario (et terminera une suite laissée inachevée par son père et de triste mémoire). La structure du film respecte de manière implacable le déroulement épisodique d’un scénario en forme de pitch high concept minimaliste : dans un avenir proche, et dans un pays fascisant qui n’est pas identifié mais que l'on devine aisément comme le Japon, le pouvoir est confronté à une explosion de violence et à la délinquance généralisée d’une jeunesse en perdition. Pour toute réponse, le gouvernement a mis en place un système répressif qui trouve son aboutissement chaque année avec l’organisation du jeu « Battle Royale », à l’occasion duquel une classe de terminale mixte est choisie au hasard. Chaque élève reçoit un numéro, un kit de survie, un collier explosif et tire au sort une arme aux capacités létales aléatoires. Au bout de plusieurs jours semés d’embuches et de règles perverses, un seul élève doit survivre.
Né en 1930, Kinji Fukasaku fut très marqué par une enfance douloureuse dans le Japon impérialiste et traversa l’horreur de la guerre lors du bombardement de l’usine de munitions dans laquelle il travaillait pendant son adolescence. De ces événements traumatiques, le futur cinéaste de polars enragés et nihilistes gardera un mépris marqué pour les figures d’autorité et la corruption morale du monde adulte, qui trouve son écho dans les différents jalons de son œuvre et atteint ici une apogée pleine de fureur. La présence de Takeshi « Beat » Kitano, superstar de la télévision au pays du soleil levant qui interprète un personnage composite, professeur de sport qui porte son véritable patronyme et à qui le cinéaste avait demandé de « jouer lui-même », ajoute encore un effet de réalité distordue au film. Loin des effets de style hystériques de ses célèbres yakuza eiga des seventies (dont l’aura fut cependant submergée par le retentissement mondial de son ultime chef d’œuvre), Fukasaku film le déversement de violence de Battle Royale avec sobriété et retenue, s’attachant à suivre le parcours des différents élèves et les manières multiples dont ces derniers s’organisent pour survivre dans les conditions extrêmes du jeu à la mort.
Le film progresse au long d’une lente montée en puissance, au fur et à mesure des morts scandées et décomptées, jusqu’à un final bouleversant qui libère un torrent d’émotions réprimées dans une grandiose séquence finale d’un tristesse abyssale. Vingt ans après sa sortie, et face à la réémergence des régimes autoritaires de part le monde, mais aussi au soulèvement progressif des jeunes générations face à leurs ainés nihilistes, Battle Royale résonne comme une mise en garde plus que jamais actuelle. Au cœur de ce film tragique et désespéré survit néanmoins la lueur d’un espoir, et peut-être surtout d’un message légué aux générations futures, qui rappelle en creux que le Japon fut le terreau fertile de grandes luttes politiques dans les années soixante. Ainsi, le seul moyen de s’en sortir dans un monde qui dresse chaque individu face à ses congénères dans une lutte à mort pour la survie ne serait plus la voie d’une acceptation passive et individualiste mais celle d’une lutte collective pour détruire le système et faire tomber les assassins qui détiennent le pouvoir. Finalement, on ne peut que s’accorder avec la présentation dithyrambique qui a précédé la projection du film : Battle Royale est peut-être bien l’un des plus grands films de ces vingt dernières années.