8mm Hachimiri Madness
Parmi les diverses rétrospective de cette 29e édition, L’Etrange Festival proposait un cycle consacré au jishu eiga, mouvement entamé à la fin des années 1970 au Japon qui poussa de nombreux apprentis cinéastes à empoigner le format 8mm afin de proposer une alternative déchainée à un cinéma nippon alors jugé essoufflé et conventionnel. Au cœur de cette « nouvelle vague » japonaise, le format 8mm allait offrir un support d’expression à une quantité de jeunes auteurs dont certains deviendraient des noms incontournables du cinéma nippon, comme Shin’ya Tsukamoto ou Sono Sion, deux habitués de L’Etrange Festival. Dès 1977, le festival PIA met un coup de projecteur sur les films du mouvement, et offre une promesse de diffusion (certes limitée) aux œuvres les plus réussies. Encore méconnu dans nos contrées, ce moment essentiel de la maturation du cinéma japonais contemporain mérite qu’on s’y attarde pour la radicalité des proposition, la fraicheur d’une énergie juvénile encore mal canalisée et une occasion très rare de découvrir les tous premiers projets de cinéastes encore débutants. Composée de courts et de longs métrages récemment restaurés en 2K à partir des positifs originaux, cette anthologie nous a permis de découvrir des œuvres très diverses dans leur ton comme dans leur style, et si la qualité n’était pas toujours complètement au rendez-vous, il est tout a fait fascinant de constater la cohésion thématique qui se dégage d’un ensemble d’œuvres pourtant très hétérogène sur le plan stylistique, les onze films présentés ici étant traversés par une même énergie tournée vers le renouveau, l’urgence, et une certaine idée d’un instant crucial dont il faudrait extraire toute la substance vitale.
Première découverte de ce cycle, The Isolation of 1/880000 est l’œuvre de Sogo Ishii, auteur de films cultes tels Burst City ou encore The Crazy Family. Réalisé en 1977, quelques mois avant d’adapter en version longue (et non sans difficultés) son précédent court-métrage Panic High in School pour la célèbre société Nikkatsu, le jeune cinéaste délivre 43 minutes anxiogènes, chronique très sombre du quotidien d’un étudiant solitaire au bord du burn out. À travers la répétition du quotidien aliénant d’un jeune homme isolé, Ishii peint le portrait intime d’une jeunesse japonaise en proie à une profonde solitude et durement oppressée par la pression démente d’une société où l’échec n’est pas acceptable socialement. L’étudiant passe ainsi sa vie, ou ce qu’il en reste, entre révisions obsessionnelles et enfermement dans un minuscule appartement, ponctués par de longs trajets en transit dans un métro bondé d’anonymes.
Cette description sans concession d’un mode de vie cruel, et qui deviendra l’un des clichés inhérents au Japon moderne dans l’imaginaire occidental, est une véritable charge contre une société déshumanisante qui détruit l’âme de sa jeunesse et enferme les habitants de la ville dans un individualisme morbide et noyé dans la masse. Porté par une mise en scène âpre, le film est ainsi une longue montée de tension sourde qui tend inexorablement vers une explosion finale illustrant l’impasse d’une société qui pousse l’individu dans une compétition inextricable avec ses semblables, et tend à isoler chacun dans l’anonymat d’une ville tentaculaire. Une très belle découverte qui donne véritablement envie de creuser l’œuvre plutôt confidentielle de Sogo Ishii, auteur culte assez peu connu en dehors du cercle des initiés.
Présenté dans la foulée, The Adventure of Denchu-Kozo fut réalisé 10 ans plus tard par celui qui allait devenir l’un des enfants terribles du cinéma japonais, et l’auteur d’une des œuvres phares du cinéma cyber punk. Dernier court-métrage tourné par Shin’ya Tsukamoto avant de s’atteler à la bombe Tetsuo, le film raconte donc les aventures rocambolesques et hystériques d’un jeune garçon affublé d’un poteau électrique dans le dos, qui va se découvrir un destin hors du commun à travers une série de voyages dans le temps et de rencontres surnaturelles au cœur d’un Tokyo apocalyptique. Ce qui frappe avant tout, c’est de constater à quel point toutes les obsessions thématiques et les effets stylistiques si singuliers qu’on retrouvera dans Tetsuo sont déjà omniprésents ici, à tel point que le film apparaît comme un brouillon grandeur nature, parfois chaotique mais toujours furieusement inspiré, de ce que sera le chef d’œuvre du jeune cinéaste. L’obsession pour la contamination du réel par la matière métallique est ici enrobée dans un hommage très pop à l’univers des kaiju eiga, films de monstres japonais dont Tsukamoto réinvente les codes avec une créativité débordante.
Si le scénario part littéralement dans tous les sens, c’est surtout un sentiment d’urgence absolue qui ressort des 47 minutes chevauchantes du film, course en avant hystérique qui semble autant l’expression d’un besoin enragé de faire du cinéma qu’une manière de conjurer l’angoisse existentielle d’une fin du monde imminente. Tout le talent de Tsukamoto est déjà là pour façonner un univers très personnel de science-fiction avec une poignée d’éléments de décors décisifs et au moyen d’une mise en scène proprement révolutionnaire qui fragmente le réel, distord la temporalité et fusionne la chair, le métal et le plastique dans des visions hallucinées. L’association des films de Tsukamoto et Ishii dans une même séance permettait de constater l’étendue des possibilités offertes par le format 8mm, mais également la cohésion thématique des œuvres du mouvement, puisque d’une côté comme de l’autre, le thème central reste toujours l’exclusion et l’aliénation de l’individu au sein de la société japonaise, et la volonté de rompre brutalement ce mode de vie apathique et soumis au diktat de la norme.
Beaucoup moins convaincant, Tokyo Cabbageman K d’Akira Ogata, mis en image en 1980 par le même Sogo Ishii et qui puise également dans la culture populaire nippone, mais avec beaucoup moins de réussite que le ferait Tsukamoto quelques années plus tard. C’est donc l’histoire improbable d’un jeune tokyoïte paumé dont la tête s’est métamorphosée… en chou, et qui va être rejeté par une société dans laquelle il s’acharne pourtant à essayer de trouver sa place. Relecture hystérique des psychoses paranos de Franz Kafka teintée d’une pointe d’écologie absurde, ce long court-métrage (59 minutes) s’étire en longueur jusqu’à susciter un complet désintérêt pour la trajectoire malheureuse du personnage principal, souffre douleur d’une ville dont il semble le dernier esprit sain malgré sa métamorphose délirante.
Allégorie évidente de l’isolement urbain et de l’aliénation de l’individu au sein d’une société japonaise hyper conformiste et franchement intolérante, Tokyo Cabbageman K peine à développer son récit à partir d’un argument volontairement outrancier et absurde, et se transforme rapidement en une course en avant effrénée sans queue ni tête dont l’intérêt principal semble avoir été le plaisir de balancer un homme à tête de chou hystérique dans les rues autrement très sages de Tokyo, sur le campus d'une université et dans d’autres lieux peu propices au grabuge. A l’image d’un certain nombre des autres films de ce cycle, les aventures de l’homme chou sont avant tout le prétexte d’une chronique des errements de la jeunesse japonaise dans une société balisée et étouffante, et malgré son récit cocasse, Tokyo Cabbageman K prend parfois des allures de performance, voire de documentaire. Sans forcément convaincre, l’essai d’Akira Ogata s’inscrit logiquement la lignée des autres œuvres tournée en 8mm par ses compères (et collaborateurs), dénonciation à la fois rageuse et désenchantée d’une époque suffocante, au centre de laquelle se débat un individu broyé par le système et au bord de la rupture. La fin de film offre une conclusion désespérée à l’humour macabre, et illustre de manière étonnante l’horizon bouché de toute une jeunesse poussée dans l’isolement et l’individualisme.
Autre auteur phare de sa génération, Sono Sion est devenu au fil des ans un incontournable de L’Etrange Festival, au point qu’une édition en l’absence du cinéaste stakhanoviste semblerait désormais incomplète. À défaut d’un nouveau long-métrage, le festival proposait deux œuvres de jeunesse de l'enfant terrible dans le cadre de ce cycle, avec I Am Sono Sion!, l’un de ses premiers courts-métrages, ainsi que son premier long A Man’s Flower Road. Conçu et présenté comme un journal filmé, I Am Sono Sion! commence par une présentation face caméra de l’auteur juvénile, à peine sorti de l’adolescence. « Bonjour. Je suis Sono Sion. J’ai 22 ans. Nous sommes le 6 décembre. Il est 9 heures et 30 secondes. » Voilà tout le programme d’un objet cinématographique étrange qui semble autant une chronique en direct de la quête d’inspiration du gamin qu’un agrégat d’idées disparates à l’intérêt inégal.
D’une certaine manière, on perçoit déjà l’inconsistance qui traversera l’œuvre d’un auteur imprévisible qui semble parfois tourner pour tourner, capable d’enchaîner un film essentiel après une daube, et vice versa. Ressort également le goût déjà très marqué de Sono Sion pour le mélange des disciplines, avec une forte affinité pour la performance qui se retrouve dans son engagement radical au sein du collectif Tokyo Ga Ga Ga !. Plus étonnant, il se met en scène et dévoile une partie de son intimité avec un enthousiasme parfois désarçonnant, incarnant le violent désir de devenir quelqu’un à travers la pratique artistique, jusqu’à une forme d’ivresse parfois mal maîtrisée. Le film est ainsi un collage de séquences qui n’entretiennent pas vraiment de rapport entre elles, outre le fait qu’elles documentent le quotidien à la fois banal et excentrique du jeune Sono Sion, chien fou surexcité parfois à la limite de l’insupportable. Finalement, le film est comme une capsule de ce que deviendra l’œuvre de Sono Sion : un assemblage foutraque d’idées brillantes, de long passage à vides franchement lourds et de fulgurances poétiques qui restent longtemps gravées sur la rétine, comme ces belles images tournées dans un bâtiment déserté auxquelles viennent se mêler le visage superbement photographié d’une jeune fille mélancolique, première incarnation des nombreuses figures féminines décisives qui jalonnent les œuvres d’un auteur définitivement insaisissable.
Le format 8mm, s’il se prête à merveille aux expérimentations diverses et variées, aura semblé plus difficilement adaptable au long-métrage, peut-être aussi parce que les cinéastes dont le travail était présenté ici n’avaient pas encore la rigueur et la savoir-faire nécessaire aux exigences du long. Deux ans après les 35 minutes de I Am Sono Sion!, le trublion décomplexé du cinéma japonais s’essayait donc au long avec A Man’s Flower Road, un premier essai remarqué qui fit le tour des festivals, et permis à un Sono Sion débutant de se faire un nom et de réaliser par la suite Bicycle Sighs.
Peu concerné par la cohérence narrative, le cinéaste s’attache à suivre une bande de jeunes gens allumés qui sèment une joyeuse anarchie dans Tokyo, entre défécation publique et baignades interdites dans les eaux usées des égouts. Si le dispositif fonctionne par moment, et alors que la démarche radicale était probablement pertinente à l’époque, revoir aujourd’hui le long-métrage est malheureusement une expérience assez ennuyeuse, l’ensemble s’étirant sur 110 longues minutes finalement assez vaines et qui se perdent lentement mais sûrement dans la répétition et l’épuisement des motifs. À l’image du court-métrage qui le précéde, A Man’s Flower Road se fait la chronique d’une recherche obsessionnelle du geste créatif et d’une inspiration que l’auteur ne trouve que rarement ici, et si l’écho de certains de ses films à venir – en particulier l’anarchie joyeuse et l’enthousiasme survolté de ses films d’ensemble – apparaît ici ou là, il lui manque encore de véritables idées narratives et une maîtrise de la mise en scène pouvant lui permettre d’illustrer les visions multiples qui se débattent pour sortir de son esprit bouillonant.
Une fois n’est pas coutume à L’Etrange, Sono Sion était la figure centrale du cycle 8mm Hachimiri Madness puisqu’en plus de deux réalisations personnelles, on le retrouvait devant la caméra de Katsuyuki Hirano dans l’un des rôles principaux du frappadingue Happiness Avenue, tourné à la même époque que les œuvres précédemment discutées, et illustrant une nouvelle fois la cohésion d’une communauté de jeunes cinéastes unis par un peu plus que l’attachement à un format de pellicule et une démarche marginale. On peut d’ailleurs tracer une ligne directe entre Happiness Avenue et A Man’s Flower Road, les deux films chroniquant dans l’urgence la joyeuse épopée anarchique d’un groupe d’iconoclastes bien décidés à venir perturber le statut quo à grand coup de happenings absurdes. Librement adapté d’un manga de Katsuhiro Otomo, le film du cinéaste de 22 ans est un hymne queer festif à l’assertion de la différence en forme de comédie déjantée qui tient autant de la performance que du documentaire. En témoigne cette séquence étonnante au cours laquelle le jeune Sono Sion, qui s’est blessé en tournant une scène de baignade dans un canal de la ville, débarque à l’hôpital pour se faire soigner tandis que Katsuyuki Hirano continue de filmer et livre une forme de making off burlesque intégré au long-métrage.
Cette frontière poreuse entre ce qui se joue devant l’objectif et l’envers du décors façonne le long-métrage, qui invente des procédés de mise en scène au fur et à mesure que se propage le chaos, au point qu’on fini par être incapable de discerner ce qui relève de l’improvisation totale ou d’une semi-préparation. Et si le film peine à convaincre sur 94 minutes, car là encore le dispositif tourne rapidement en rond, son intérêt réside principalement dans cette chronique d’une bande de jeunes gens inadaptés à la société japonaise et vraisemblablement ravis de l’être, qui cherchent à travers le cinéma et la performance un moyen différent d’exister au monde. Entre cavalcades folles, longues baignades dans les eaux nauséabondes des égouts de Shizouka et travestissements haut en couleur, les habitants de cette avenue de la joie taillent leur route bruyamment et toutes voiles dehors, comme si tout l’enjeu était d'être furieusement au monde dans l’instant présent, le plus intensément possible et sans réfléchir à ce qui pourra advenir ensuite. Condensé d’énergie brute, le film est aussi le testament d’une époque pour son auteur. La carrière de Katsuyuki Hirano prendra par la suite un tournant inattendu, puisqu’il deviendra l’une des figures majeures de l’Adult Video dans les années 1990, et vivra une histoire d’amour passionnée et tragique avec l’une des ses icônes. Mauvais genre jusqu’au bout.
Autre plongée dans le Japon mauvais genre des années 1980, Saint Terrorism opte pour un ton beaucoup plus sombre et désenchanté. Réalisé par Masashi Yamamoto en 1980, soit deux ans avant l’objet culte que deviendra Carnival of the Night, le film nous plonge pendant 127 minutes dans le quotidien sordide de jeunes marginaux en errance dans le quartier déliquescent de Shinjuku. Prostitution, peep show, meurtres en séries et drogues dures animent ce portrait nihiliste d’une génération perdue, qui n’est pas sans rappeler le désespoir rageur d’un autre monument paru la même année, le roman séminal Les bébés de la consigne automatique de Murakami Ryu. Auteur dont il faudrait d’ailleurs un jour chroniquer la vaste influence sur toute cette génération de cinéastes iconoclastes qui ont réinventé le cinéma japonais à la fin du siècle dernier, et qui trouvera son apothéose dans l’adaptation par Takashi Miike de son roman Audition, avec le succès que l’on connait.
Certainement le film le plus radical de ce cycle, Saint Terrorism souffre des mêmes longueurs que les autres long-métrages présentés, les limites techniques du format 8mm et la structure scénaristique aléatoire rendant parfois l’expérience redondante, voire lassante. Reste ce témoignage sidérant d’un underground tokyoïte empli de bruits et de fureur, traversé par l’ultra violence physique autant que sociale, la misère sexuelle et un environnement urbain morbide et criminogène. Cinéaste enragé, Masashi Yamamoto peine à contenir sa colère et dessine à grands coups de pinceau rouge sang le tableau d’une jeunesse livrée à elle-même et sacrifiée aux forces destructrices du marché. Le sexe, omniprésent et parfois filmé frontalement n’est plus source de jouissance mais une valeur de transaction plus ou moins monétisée entre les êtres, et la déshumanisation de cette société mutante est cristallisée dans l’enchaînement froid et dépassionné de meurtres d’un duo de psychopathes mal assortis dont la rencontre constitue l’un des moments les plus joliment absurdes du long-métrage. Malgré ses défauts, Saint Terrorism est une œuvre à la liberté de ton rare, témoignage précieux d’une époque aujourd’hui lointaine, mais qui participa de poser les bases du Tokyo moderne, dont les néons multicolores laissent encore entrevoir une multitude de recoins inavouables, autant de vestiges de sa douloureuse mutation de ville en ruines vers la mégalopole lumineuse.
Assistant sur Saint Terrorism, Nobuhiro Suwa réalise Hanasareru Gang quatre ans plus tard, et dans un tout autre style. Surnommé « le plus français des cinéastes japonais », il emprunte très largement au répertoire de la Nouvelle Vague pour cet hommage assumé avec humour, premier-long métrage qui sera primé au PIA Film Festival l’année suivante. Réinterprétation très libre de Bonnie & Clyde, ce road movie s’inspire de la liberté formelle des premières œuvres de Godard et Resnais, avec un goût prononcé pour l’improvisation, le comique absurde et une certaine poésie mutique à mesure que se tisse la relation entre un garçon et une fille qui se rêvent en couple héroïque de film policier. Si le film commence comme un triangle (vaguement) amoureux, le récit se recentre rapidement sur le couple formé par le voleur et une jeune fille éprise d’aventure lancés dans une fuite inexorable, avec l’inévitable mallette de billets comme bagage maudit.
Les tâtonnements affectifs et l’incertitude de la romance forment le cœur du récit et intéressent clairement plus le cinéaste que l’intrigue policière qui sert de toile de fond au film, une dynamique logique lorsque l’on sait que le motif du couple deviendra le thème central de la filmographie de Nobuhiro Suwa, dont le parcours le mènera à se rapprocher de ce cinéma français qu’il affectionne tant, jusqu’à tourner plusieurs long-métrages en France et en français. Tentative parfois maladroite mais souvent séduisante d’apporter de la fraîcheur dans le cinéma japonais d'alors en s’inspirant de ce qui s’était fait ailleurs, Hanasareru Gang est une jolie illustration du lien particulier qui unit la France et le Japon, deux pays de cinéma aux cultures très éloignées mais qui ont souvent été séduites l’une par l’autre. En fin de compte, avec ce petit film bricolé, Nobuhiro Suwa avait rendu un bel hommage au cinéma français, sans trop se prendre au sérieux, insufflant dans son film le romantisme nonchalant et l’énergie hyperactive propre aux œuvres séminales d’un cinéma français d’alors qui cherchait déjà à réveiller une cinématographie jugée paresseuse.
Dans un style très différent, le cycle Hachimiri Madness était également l’occasion de découvrir les premiers courts-métrages de Makoto Tezuka, fils du légendaire mangaka Osamu Tezuka qui allait se faire un prénom grâce à son travail de cinéaste. Etaient présentées ici deux de ses premiers courts-métrages, hommages ludiques quoique assez inoffensifs à des genres très spécifiques. La science-fiction d’abord avec Unk, courte fable poétique (15 minutes) qui rend ouvertement hommage à 2001, l'Odysée de l'espace en imaginant une variation bricolée des trips métaphysiques de Kubrick, avec beaucoup d’humour et pas mal de créativité.
Dans High-School Terror, ce sont les codes de la J-Horror qui sont repris avec malice et nonchalance pendant six minutes plutôt inspirées. Ces deux films sympathiques ne permettaient cependant pas de discerner la naissance d’un cinéaste singulier, l’ensemble s’inscrivant plutôt dans le pastiche sympathique d’un réalisateur encore débutant et s’amusant à reprendre des figures de style à son compte avant de chercher à tracer son propre sillon.
Enfin, le film le plus tardif présenté dans le cadre de ce cycle était le premier essai de Shinobu Yaguchi (Waterboys), présenté comme une réponse nippone aux Petites Marguerites de Vera Chytilovà et réalisé au tournant des années 1990. The Rain Women est la chronique des errements de deux jeunes filles qui tuent l’ennui, puis connaissent une gloire inattendue avant de finalement faire l’expérience de la tragédie intime. Le film, en forme de rêverie fragmentée aux ruptures de ton inattendues, est scindé en deux parties distinctes. Dans la première intitulée « Rain », les deux jeunes filles déambulent dans un appartement, volent des légumes et se promènent à vélo dans un supermarché, et fabriquent d’étranges véhicules composés de parapluies dans une joyeuse anarchie qui masque pourtant difficilement la mélancolique pervasive qui semble habiter leurs vies. Dans la seconde partie « Sunshine », une gloire inattendue a propulsé le duo en vedettes J-Pop, enclenchant un engrenage qui les verra se séparer et vivre des drames personnels tandis que les images métaphoriques se multiplient, avant que la pluie ne revienne pour boucler la boucle.
Contemplatif et mélancolique, The Rain Women est habité d’une poésie tantôt triste tantôt légère, mais peine tout de même à convaincre sur la durée d’un long-métrage (72 minutes). Le film se regarde un peu distraitement, non sans intérêt mais plutôt comme un drôle d’objet filmique un peu bancal qui tâtonne et cherche encore une méthode. Le jeune Shinobu Yagushi tisse ainsi la toile d’un univers singulier, pas encore tout à fait au point, qui partage avec ses contemporains un goût prononcé pour la performance. L'ombre du cinéma français plane également sur le film, qui semble puiser une partie de son inspiration dans le Julie et Céline s'en vont en bâteau de Jacques Rivette. Encore une preuve du dialogue passionnant qu'entretiennent les deux cinématographies, en plus d'un exemple précoce des figures féminines puissantes qui travrseront les films japonais des trois décénies suivantes, souvent devant la caméra des auteurs ayant participé au mouvement.
Pour conclure, ce cycle 8mm Hachimiri Madness aura offert un formidable coup de projecteur sur un moment passionnant et méconnu du développement du cinéma japonais contemporain. Bien que les films présentés soient souvent bancals et inaboutis, et si les projections ont parfois paru un peu longues, découvrir l'ensemble de ces œuvres d'un bloc aura été un moyen de saisir la cohérence thématique du mouvement, de son rapport au happening et de la critique profonde du mode de vie japonais qu'il amorçait, et qui allait trouver un écho dans les différentes filmographies des auteurs présentés ici. Chacun dans un style bien personnel, avec parfois des passerelles très claires entre les cinéastes (au gré des collaborations et des influences), ils auront apporté un vent de créativité et de renouvellement dans un cinéma japonais assoupi, renouant avec l'énergie incontrôlable des enfants terribles des années 1960 et 1970, mais creusant leur propre sillon dans un japon en constante mutation. Il est également fascinant de constater à quel point les parcours des uns et des autres auront finalement été très différents, certains devenant de véritable stars, d'autres des auteurs cultes peu connu en dehors du cercle des initiés, d'autres enfin traçant une route encore plus singulière et marginale. Finalement, c'est la naissance de toute une génération de cinéastes passionants qu'il nous est donnée d'observer de près dans ce cycle, qui nous rappelle que la révolution créative au cinéma commence souvent par l'appropriation par des auteurs d'un nouveau moyen technique. Un éternel recommencement qui donne toute sa vitalité à cet art du mouvement qui ne saurait rester trop longtemps dans sa zone de confort. Le cinéma japonais n'a décidément pas fini de nous passionner.