La vingt-troisième édition de L’Etrange Festival s’est déroulée du 6 au 17 septembre dernier à Paris et TORSO y était pour prendre une fois encore le pouls d’une certaine production mondiale décalée, mais aussi pour découvrir ou redécouvrir quelques perles ressorties des malles obscures de la cinéphilie marginale. Une plongée de dix jours en immersion à L’Etrange, c’est beaucoup de cinéma même si, les films n’étant projetés qu’une ou deux fois chacun, on passe inévitablement quand même à côté d’une bonne partie de la programmation. Il faut dire que celle-ci est tellement riche et dense qu’on aurait envie de tout voir ou presque, mais cette diversité de choix est aussi l’une des grandes qualités de l’événement se déroulant au Forum des Images, dont les trois salles tournent à plein régime pendant toute la durée du festival. Il aura donc fallu faire des choix, en fonction d’un nom parfois, d’une trajectoire que l’on suit, de l’écho d’une rumeur ou bien simplement d’une intuition, pour répondre à l’appel du film étrange, pour le pire du meilleur et le meilleur du pire.

Salut l’Amérique ! 

Une première constatation : le continent nord-américain, pourtant pourvoyeur régulier de films bien barrés, était finalement assez peu représenté cette année. Et puisqu’on a loupé Kuso et Lowlife (deux films US de la compétition internationale), on aura eu qu’un très petit aperçu de ce que nous réserve la rentrée américaine. Dès la première projection de cette cuvée 2017, on aura tout de même pu découvrir l’une des belles surprises de cette édition avec un film dont le pitch, le titre et l’affiche avaient forcément piqué notre attention. Réalisé par l’écossaise expatriée Marianna Palka, Bitch est autant une fable féministe qu’une troublante allégorie de plongée dans la dépression catatonique. Non contente de scénariser et réaliser le film, Marianna Palka s’est également assignée le rôle pas franchement glamour de cette mère de famille trop longtemps au bord de la crise de nerf qui adopte l’attitude d’une chienne (« bitch ») pour le moins agressive, plongeant ses proches dans le désarrois le plus total. Si elle se met littéralement à nu, le film est d’autant plus intime lorsque l’on sait que l’interprète du mari paniqué de cette femme devenue bête n’est autre que son conjoint à la ville : le franchement excellent Jason Ritter, qui porte le film sur les épaules et livre une prestation totalement survoltée en père de famille obligé d’assumer sur le tas toutes les responsabilités qu’il a fuit depuis beaucoup trop longtemps. Si Bitch commence comme une comédie satirique parfois à la limite de l’hystérie – on pourrait d’abord craindre que le film s’essouffle rapidement – il opère un glissement progressif vers l’exposé plutôt juste et délicat des épreuves rencontrées par une famille confrontée à l’irruption de la maladie mentale en son cœur. Le film, plus étrange que fantastique, n’impose jamais d’interprétation simpliste ou de discours moralisateur, et se termine sur une séquence troublante qui semble ouvrir le champs des possibles sans pour autant apporter de réponse à une énigme qui n’en est tout simplement peut-être pas une, et résume bien la sensibilité du film de Marianna Palka ; qui raconte une histoire complexe avec justesse et beaucoup d’humour sans jamais avoir la prétention d’en savoir plus que son spectateur. Le genre de petit film presque fait maison – en tout cas en famille – avec humilité et qui touche à des sujets complexes, bien loin de la blague potache qu’aurait pu laisser craindre son titre – où une certaine idée d’un cinéma de genre indé US à la fois humble et ambitieux.

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Moins original, le thriller Sweet Virginia s’inscrit dans le genre désormais presque institutionnalisé du polar naturaliste indé made in U.S.A. Emboitant la foulée de pointures comme les frères Cohen, de nombreux jeunes réalisateurs américains ont en effet déserté les grand villes pour situer leurs histoires minimalistes dans les décors souvent grandioses de l’Amérique rurale. Comme le titre du film ne l’indique pas, Jamie M. Dagg a donc choisi de poser sa caméra dans une petite localité d’Alaska dont la routine va être chamboulée par un triple homicide aussi brutal qu’inattendu. Au centre du récit, la confrontation entre deux pièces rapportées de la ville : un ancien champion de rodéo devenu tenancier de motel (le « Sweet Virginia » du titre) et celui qu’on nous présente dès le départ comme l’assassin, le spectateur restant pendant tout le début du film le seul à connaître la véritable identité du tueur. Si la révélation progressive des secrets plus ou moins inavouables de la petite communauté en apparence soudée reste relativement convenue, le film prend un tournant plus original lorsque la virilité affichée de son personnage principal est mise à mal, opérant un tournant scénaristique plutôt inspiré au moment où le dénouement semblait cousu de fil blanc. Le film devient alors un western atypique dans lequel la masculinité de l’homme de l’ouest mythique est malmenée, l’excellent John Bernthal incarnant en quelque sorte le négatif du super cowboy Jeremy Renner croisé dans le récent Wind River (le même John Bernthal joue d’ailleurs un second rôle plutôt musclé dans ce même film). La principal limite de Sweet Virginia reste d’arriver après tous les films similaires qui l’ont précédé… les longs plans contemplatifs sur la nature sauvage et le tableau du réseau d’interconnections ambigües entre les différents habitants sentent un peu le réchauffé. On regrettera aussi une conclusion un peu bâclée (et qui arrive qui plus est après un pré-climax en forme de survival très réussi et surprenant), qui évite un peu trop facilement de considérer la question pourtant centrale du rôle des armes à feu dans la construction de l’identité américaine. Néanmoins, et bien qu’il ne fera pas date, Sweet Virginia est un thriller assez classique et plutôt honnête qui devrait faire plaisir aux amateurs du genre… c’est déjà pas si mal.

Le canadien Bruce LaBruce s'est lui exilé du côté de l'Allemagne pour réaliser un nouveau film joyeusement subversif et furieusement féministe. Dans cette fable déjantée et provocatrice, le mastro du queer lo-fi fait imploser la routine d'une petite armée de féministes révolutionnaires par l'intrusion au sein du groupe d'un jeune soldat blessé, en parallèle de la remise en question du principe même de féminité par l'une de ses nouvelles membres. Volontairement foutraque et loin de se prendre trop au sérieux malgré un discours ouvertement politique (le film est bourré d'humour et de second degré, mais n'en affiche pas moins une radicalité de propos), The Misandrists n'en réserve pas moins quelques sublimes moments de mise en scène, dont le sommet prend la forme d'une scène de dortoir dont la grace pop et la pluie de plumes ne dépareilleraient pas dans l'oeuvre de Gregg Araki, autre grande figure du cinéma queer le plus inspiré. Une hymne à la gloire des marginaux, des minorités sexuelles et des femmes musclées, le monde a sans aucun doute besoin de toujours plus de film de ce genre, et de toujours plus de Bruce LaBruce.

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Beaucoup moins inspiré malgré un sujet qui laissait envisager un beau potentiel d'ésothérisme pop, Mansfield 66/67 propose une biographie alternative de la vie tourmentée de la vedette hollywoodienne Jayne Mansfield. Inventée sur le moule de Marilyn Monroe, le belle blonde connu une fin tragique, victime d'un accident de la route rentré dans l'imaginaire collectif au même titre que le parcours étonnant de cette fausse ravissante idiote choisie par Kenneth Anger pour figurer en couverture de son Hollywood Babylon. Le film s'intéresse tout particulièrement aux deux dernières années de la vie de la star et à sa relation avec le mystérieux Anton Lavey, autoproclamé grand mage satanique au costume digne des productions bis les plus cheap, et qui lança un sortilège (?) au mari de Mansfield qui allait s'avérer terriblement prémonitoire. La richesse du sujet rend d'autant plus dommage le raté du film de P. David Ebersole & Todd Hughes, qui s'embourbent dans une maladroite tentative d'illustration arty à base de scènes dansées à la direction artistique douteuse. Cette volontée trop affichée de réaliser un documentaire pop et intello se prend les pieds dans le tapis en passant complètement à côté de son sujet, et du potentiel de fascination ambigüe contenu dans une histoire dont il semble aujourd'hui impossible de séparer le réel du mythique, si tant est que cela puisse avoir un quelconque intérêt. Il aurait sans doute mieux valu aux cinéastes de se mettre en retrait et laisser parler la légende, si extraordinaire en elle-même que toutes ces tentatives maladroites de maniérisme pop ne font que la desservir en imposant un second degré lourdingue, alors que tout l'intérêt du récit réside dans la frontière plus que poreuse entre la blague potache, l'ironie assumée (par Mansfield elle-même) et un tragique à la noirceur absolue.

Enfin, on n'offrira pas ici plus d'une poignée de lignes à Game of Death, bouse absolue issue d'une web série dont tout le programme réside dans une posture ricannante qui prétend se moquer des travers dans lesquels elle se vautre allègrement, à commencer par une nostalgie rétro et un humour gore poussés jusqu'aux confinds de la débilité. Sans aucun doute l'un des films les plus idiots de l'année, qui incarne ce que le cinéma d'horreur contemporain peut avoir de plus nul, et semble prendre le spectateur pour un demeuré total.

L’étrange couleur des larmes de la vieille Europe

Cette année encore, le continent européen était bien représenté, en particulier au sein de la compétition internationale, depuis les rives tempérées de la Méditerranée jusqu’aux étendues enneigées de Scandinavie, avec un bilan mitigé pour une production variée allant du film ultra-fauché à la grosse co-production internationale destinée au festivals les plus réputés. Au sein de cette seconde catégorie, on pourrait trouver intéressant de rapprocher deux films qui proposent des approches radicalement différentes et pourtant cousines de ce type de film volontairement virtuose qui accorde à la forme une place prépondérante tout en cherchant une manière innovante de raconter des histoires pleines de sens, avec une réussite aléatoire.

Ce modèle en vogue de production multinationale destinée à époustoufler les programmateurs et sécuriser une place prestigieuse en compétition à Cannes (ou autre festival de catégorie A) était proposé dans son itération la plus vaine et poseuse avec l’indigent Mise à mort du cerf sacré du grec Yórgos Lánthimos, film aussi peu subtil que son titre alambiqué pouvait le laisser craindre. Se payant le luxe d’une co-production européenne, d’un casting international cinq étoiles et d’un tournage aux Etats-Unis (pour qu’ils situent leur histoire dans un bled aussi terne que Cleveland, on imagine que l’état de l’Ohio aura su être généreux avec les producteurs du film), le cinéaste grec passe 121 très longues minutes à se regarder filmer des gens qui marchent à grands renforts de travellings qui semblent autant de minaudâges narcissiques dignes d’un étudiant en cinéma friqué obsédé par Kubrick et Pasolini. Irritant dans sa forme, le film se voudrait une critique acide de la bourgeoisie mais s’avère incapable de dessiner autre chose que des personnages d’idiots vides et détestables dont les décisions égoïstes répétées ne déclenchent que la consternation devant tant de bêtise. Le film est hautement problématique en ce qu’il se veut la chronique de la contamination d’une famille bourgeoise par un mal étranger, qui inévitablement révèlera une pourriture intérieur qui ne demandait qu’à sortir, le soucis étant ici que cet étranger menaçant n’est autre qu’une incarnation de la figure du pauvre, déclassé revanchard bien décidé à faire payer aux riches leur abondance désirable. Messager de tous les malheurs, le représentant de la classe populaire est un ici présenté comme un cancer qui s’immisce dans la bulle certes fade mais néanmoins parfaite de la famille bourgeoise. Le film serait ainsi une critique d’une certaine hypocrisie bourgeoise, pourtant ce monde parfait ne serait jamais troublé sans l’intervention extérieure d’un membre d’une classe inférieure… et si l’apparition touchante d’Alicia Silverstone en mère de famille esseulée apporte une pointe de délicatesse, le cinéaste sadique et misanthrope s’empresse d’humilier et de réduire ce personnage vulnérable en bouillie : la ravissante plouc n’aurait ainsi jamais ses chances avec le médecin au sang froid, et l’hypocrisie de classe de se révéler partagée par l’auteur et ses personnages sans une once d’ironie. En fin de compte, et de manière tout de même un peu stupéfiante, le véritable message du film apparaît comme sans équivoque : restez le plus éloigné possible des pauvres. Malaise…

A l’autre bout du prisme d’une même catégorie de films sculptés sur le modèle des festivals de catégorie A, La Lune de Jupiter était pourtant lui aussi affublé d’un titre peu subtil, mais s’impose finalement comme une très belle réussite. Déjà auteur du très sympathique White God, film de révolution canine présenté à L’Etrange il y a trois ans, le hongrois Kornél Mundruczó signe un long-métrage ambitieux dans sa forme et dans son discours, et qui rend hommage à nombre de références bien mieux assimilées que celles de son cousin grec. La belle originalité est ici de filmer le monde contemporain comme un film d’anticipation ; on retrouve le traitement quasi-documentaire à l’œuvre dans Les Fils de l’Homme mêlé à une approche du surnaturelle qui cite ouvertement Kubrick, offrant une belle alternance entre réalisme terre-à-terre et envolées aériennes (et pour cause). La Hongrie contemporaine est ainsi présentée comme un état policier plongé en pleine dystopie, et la parenté de l’univers du film avec tout un pan de la science-fiction hard boiled des années 70-80 fait froid dans le dos. Il y avait déjà dans White God une grande qualité à construire des personnages profondément imparfaits malmenés par un monde cruel et immoral sans pour autant sombrer dans la misanthropie poseuse qui gangrène un certain cinéma ricanant. Cette fois, Kornél Mundruczó raconte une touchante histoire de rédemption et d’amitié qui encourage la fraternité entre les peuples sans tomber dans la mièvrerie, et parvient à instiller un climat anxiogène traversé de ruptures aériennes. En arrachant son personnage principal aux forces gravitationnelles, le cinéaste éclate l’espace de sa mise en scène et explore habilement les possibilités offertes par la technologie moderne (drones, incrustations), pourtant les effets les plus marquants restent finalement ceux qui font appel à un savoir-faire « à l’ancienne » ; en particulier lorsque le cinéaste réutilise des effets hérités de 2001 pour induire une impression d’apesanteur à l’intérieur d’un appartement, lors d’une des scènes les plus impressionnantes qu’on ai pu voir sur grand écran cette année. Rarement un film aura autant joué de la profondeur de champs pour désorienter le spectateur et créer ainsi de nouvelles normes spatiales ; la profondeur de champ devient ici un concept vertical, tout se joue dans la hauteur et la liberté nouvelle acquise par le personnage principal de décoller des tourments terrestres. Et si l’ombre de Kubrick et des maîtres du cinéma d’exploitation des années 1970 planent sur le film, c’est peut-être du Blade Runner de Ridley Scott qu’il tire plus discrètement son inspiration la plus féconde. Récit de la traque d’un homme exceptionnel par un homme médiocre, bras armé d’un gouvernement criminel, La Lune de Jupiter est bien plus que la somme de ses influences et puisque c’est aussi une histoire d’homme exceptionnel, le film propose au passage l’alternative la plus originale et inspirée à l’anéantissement créatif imposé aux films de super-héros hollywoodiens. A travers le portrait de deux hommes usés que l’apparition d’une altérité profonde va peu à peu reconnecter avec le monde, Mundruczó propose un film humaniste qui rappelle qu’on peut encore réaliser un vrai film noir sans tomber dans le pessimisme branché et les postures à deux balles. Le jury de L’Etrange ne s’y est d’ailleurs pas trompé puisque il a décerné le Grand Prix Nouveau Genre à La Lune de Jupiter.

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S’il y avait une tendance à extraire des films européens présentés à L’Etrange cette année, elle serait peut-être dans une parenté thématique qui semble faire écho à la situation géopolitique actuelle du Vieux Continent. Comme chez Lanthimos et Mundruczó, la genèse de l’intrigue de Thelma est une culpabilité trop lourde à porter que les personnages tentent maladroitement d’expier, souvent avec des conséquence catastrophiques. Ici ce n’est pas tant la culpabilité du nanti envers le démuni que celle que des parents traumatisés transmettent à une fille affublée de pouvoirs en forme de malédiction. A la manière de son homologue hongrois, le norvégien Joaquim Trier puise son inspiration dans les comics (et les films qui en sont adaptés), influence d’autant plus omniprésente dans Thelma que le film prend la forme traditionnelle du récit d’apprentissage. Bien que la première partie, qui suit les premiers pas d’une jeune fille à l’éducation hyper stricte dans l’univers à la fois inquiétant et hautement excitant d’une université norvégienne, ne se démarque pas par une grande originalité de traitement, le cinéaste parvient à dessiner en creux le portrait d’une post-adolescente troublée par ses désirs et sur le quotidien de laquelle souffle une brise surnaturelle de plus en plus envahissante. Cousine nordique de Carrie, Thelma transforme l’agressivité (mais aussi le désir) du monde en cataclysme incontrôlable, faisant se métamorphoser ses angoisses le plus intimes dans la réalité matérielle. Passé cette première demi-heure convaincante, le problème du film est qu’il choisi de tirer le fil le moins subtil des possibles ouverts par l’irruption du surnaturel, et de finir par se vautrer dans un symbolisme religieux (très) lourdingue qui le fait totalement dérailler dans sa dernière partie. On sort de la salle avec le sentiment d’un rendez-vous manqué, tant Joaquim Trier ne parvient jamais à donner à son film l’identité atypique qui avait fait la réussite des récents It Follows et Grave, les deux références actuelles du fantastique adolescent auxquelles il sera inévitablement comparé.

Rêves et cauchemars latins

Dans un genre très différent, le film le plus intriguant de cette édition aura peut-être été Housewife ; objet étrange à la fois profondément raté et bizarrement attachant, tout droit sortit d’un autre âge et semble-t-il, d’une autre dimension filmique. Etrangement sélectionné en compétition officielle, c’est d’abord une forme de catastrophe, celle d’un thriller fantastique turque terriblement mal jouée en anglais par un casting vaguement international (dont l’actrice principale française), sorte de proto-giallo lovecraftien qui plonge dans le nanar sans regarder en arrière (mention spéciale à la scène érotique qui nous aura offert le sommet Z de l’année). Les lacunes terribles de Housewife vont pourtant se transformer peu à peu en ses meilleurs atouts, l’absence de filouterie méta propulsant le film dans la sphère d’une pure œuvre bis totalement désinhibée, antidote à ce cinéma poseur qui fétichise le giallo sans en assumer la nature coupable, et voudrait le rendre noble en le figeant et le privant des aspérités qui font sa singularité (suivez l’étrange couleur de mon regard). C’est tout le charme du film de Can Evernol que de s’apparenter à une adaptation télé foutraque d’une nouvelle de Clive Barker passée à la sauce Argento, mais le film réserve également quelques vrais beaux moments de mise en scène, comme cette superbe séquence nocturne dans la brume qui se conclût par une apparition franchement flippante. Mais très honnêtement, c’est le final qui aura fait basculer au dernier moment notre opinion sur la globalité du long-métrage, qui se clôt sur un double climax qui convoque Henenlotter, Lovecraft et Polanski dans un dernier souffle mémorable. A cet instant-là, le film célèbre une certaine idée du cinéma bis et devient un peu plus qu’un nanar sympathique : l’incarnation encore vivace de l’âme d’un cinéma d’horreur bricolé et bancal, celui de ces fameux bacs DVD de seconde zone dans lesquels les amoureux du genre ont tous un jour découvert beaucoup de nanars, une poignée de chef d’œuvres et quelques objets étrangement foutraques et attachants comme Housewife – où une certaine idée d’un bis encore authentique et sincère.

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Plus au sud, sur les terres originelles du giallo, le sale, bête et méchant Ugly Nasty People nous a une nouvelle fois rappelé les déboires du cinéma transalpin, ravagé par trente ans de massacre berlusconien. Cette histoire très alambiquée de braquage opéré par une bande de galériens tous plus ou moins handicapés plante totalement son hommage aux Freaks de Tod Browning, et ce qui ne pourrait être qu’un film un peu trop bête devient assez problématique dans sa manière d’utiliser les nombreux handicapes de ses protagonistes, mais aussi et peut-être surtout leur condition sociale, comme ressort comique systématique. Le sommet étant la ridiculisation d’un rappeur nain tatoué de la tête au pied qui se fait arrêter en plein clip gangsta, belle double stigmatisation pour un film qui fait tout sauf transcender ses personnages, bien au contraire. Si l’on ajoute à cela une peinture des différentes communautés de l’Italie moderne franchement raciste (la pute africaine au grand cœur, les proxénètes russes alcooliques, les mafieux chinois sanguinaires) et un final en forme de consécration matérialiste, on se retrouve rapidement avec l’un des films les plus idiots et ratés de cette édition.

Bien plus réussi, le retour en fanfare d’Alex de la Iglesia avec Pris au Piège, un thriller lorgnant ouvertement vers le fantastique qui met face à face une poignée de quidams piégés dans un bistro populaire du centre de Madrid alors que des événements de plus en plus étranges et inquiétants de déroulent à l’extérieur. Sans tomber dans la fable moraliste, de la Iglesia s’amuse non sans un certain sadisme des déchirements internes de ce groupe hétérogène au sein duquel les alliances se font et se défont par la force des choses. Ce huit-clos teinté de surnaturel se mue rapidement en film d’évasion lorsque le noyau dur du groupe que l’on va suivre se retrouve enfermé dans la cave du bistro avec pour seule horizon une minuscule bouche d’aération donnant sur des égouts peu ragoutants. Le réalisateur ibère maîtrise bien son sujet et trouve un juste équilibre entre rebondissements haletants et moments de relachement au cours desquels il développe les relations qui se tissent entre les divers protagonistes, qui incarnent chacun une caricature (la bimbo superficielle, le clochard alcoolique, le hipster hypocrite, le brave garçon de café) qui va se révéler bien plus complexe que prévu face à la succession de situations catastrophiques qui s’enchainent. Sans jamais lâcher le fil d’une narration dense et tendue, de la Iglesia propose une étude intelligente des rapports humains en situation de crise ; faits de séduction, de pouvoir, de confiance, de désillusion et parfois d’un ensemble précaire de toutes ces caractéristiques. On y retrouve également avec un plaisir coupable le goût d’un cinéma américain d’antan porté sur la parano et les conspirations, le cinéma contemporain semblant décidément renouer avec les fantasmes les plus sombres de l’anticipation pessimiste du cinéma de genre des années 1980.

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Depuis quelques années, le cinéma de genre français connaît un discret renouveau qui menace de rendre obsolète l’idée que « genre » et cinéma français ne font pas bon ménage. Ni le ciel ni la terre et Grave étaient autant de premiers long-métrages qui s’inscrivaient dans la continuité du renouveau amorcé par les « French Frayeurs » dans les années 2000 et dont le succès critique était encourageant. Le retour d’un vétéran de cette époque par le biais d’une production espagnole au casting polyglotte avait donc de quoi intriguer, d’autant que Xavier Gens s’attaque avec Cold Skin à une variation sur le thème des créatures marines et nocturnes chères à Lovecraft. Adapté d’un roman ouvertement inspiré par le reclus de Providence, le film déploie sa narration vers un retournement qui prend la logique traditionnelle de Lovecraft à contre-pied : et si l’autre n’était finalement pas un ennemi absolu, mais l’incarnation du bien face à une humanité égarée ? L’histoire fait également apparaître un autre élément notablement absent des romans du maître de l’horreur indicible (mais que le cinéma lui a souvent greffé) à travers les relations sexuelles suggérées entre humains et créatures, ouvrant la possibilité d’une étrange affection entre deux espèces que tout semble pourtant séparer. Cependant, si Cold Skin rappelle parfois loitainement les adaptations lovecraftiennes du duo Yuzna/Gordon, il peine à se démarquer du tout venant tant il lui manque l’inspiration et le talent du duo américain, qui transformaient la suggestion lovecraftienne en une explosion de grotesque en technicolor. Techniquement maîtrisé (les SFX sont plutôt réussis), le film manque du supplément d’âme qui aurait pu l’élever au-dessus de son statut de petite série B honnête mais pas franchement mémorable.

Bertrand Mandico évolue quant à lui dans un monde à part, moins directement apparenté au cinéma de genre qu’à un certain cinéma expérimental et surréaliste qui s’inscrirait plutôt dans la sphère de ce que l’on pourrait appeler le mauvais genre. Déjà remarqué pour ses courts (on y reviendra un peu plus loin), son style très particulier fait d’expérimentations esthétiques et narratives doit autant aux pionniers du cinéma fantastique du début du 20e siècle qu’à la littérature surréaliste et l’esthétique camp, dans un geste finalement cohérent quand on sait que les adeptes du surréalisme furent les premiers à porter aux nues la poésie alors encore incomprise des films de la Hammer. Les garçons sauvages, premier long-métrage inspiré et original, puise autant son inspiration chez Jules Verne que chez William Burrough (à qui il empreinte son titre et une vague idée de départ) ou Walerian Borowczik, et Bertrand Mandico bricole de toutes pièces un monde étrangement onirique d’une grande beauté plastique. On pourra peut-être regretter qu’emporté par son inspiration débordante il en fasse parfois un peu trop, surlignant inutilement son geste déjà radical et créant ainsi quelque longueurs dispensables, mais le film n’en est pas moins une très belle réussite, visuellement singulière et profondément originale malgré son éventail d’influences. Pour une fois, il aurait peut-être été aussi plus judicieux d’en dire un peu moins dans le programme et de garder la présentation de l’équipe du film pour la fin de séance, tant le concept plutôt singulier du casting perd un peu de son impact lorsqu’il est d’emblée dévoilé. Cependant, qu’on soit conscient ou non des ficelles qui animent cette rêverie éveillée aperçue à travers la lucarne de l’écran, la magie des garçons sauvages opère et ce pays lointain aux métamorphoses étranges et inquiétantes accompagne longtemps le spectateurs une fois les lumières rallumées et les jeunes marins arrivés à la destination qui est la leur, celle d’une jolie fable féministe en forme d’éveil à la sensibilité et à l’intelligence.

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Il était une fois dans l’Est

Alors que le cinéma d’action coréen semblait s’être extrait d’une certaine stagnation créative avec le récent Tunnel, les films présentés à l’étrange faisaient plutôt figures de rechute tant ils incarnent les travers d’un certain type de cinéma coréen dopé à la prouesse technique vaine et au scénarios inutilement alambiqués. Présenté en compétition internationale et arrivant auréolé d’un carton au box office coréen, A Day propose une nouvelle interprétation de l’éternel concept de la boucle temporelle. Ici un père de famille célèbre qui revit en boucle le cauchemar de l’accident de sa fille, renversée par une voiture alors qu’elle se rendait à un rendez-vous avec lui. L’originalité du scénario est double, d’abord parce que la boucle est particulièrement courte – une poignée d’heures à peine – et impose une répétition hystérique des événements, ensuite parce qu’on apprend à mi-parcours (spoiler alert) que le personnage principal n’est pas seul à revivre indéfiniment les événements. Malheureusement, le reste du film n’est qu’une exploration finalement assez peu inspirée des pistes ouvertes par ces deux bonnes idées et s’empêtre dans un sentimentalisme sirupeux et un twist trop mal amené pour être crédible. A Day ne se démarque finalement pas du tout venant de la production coréenne : objet trop lisse, trop fade et dont l’inspiration n’est pas au niveau d’une maitrise technique toujours irréprochable, mais trop utilitaire.

Le constat est encore pire pour The Villainess, thriller d’action qui lorgne plutôt du côté de Park Chan-wook et dont le premier plan résume assez bien le programme : ce dernier, joli tour de force technique en vision subjective, nous met dans la peau d’une tueuse à gage sanguinaire qui massacre un par un une armée de gros bras, avant de se faire arrêter et transporter dans un camp d’entrainement pour assassins adeptes du théâtre. La double vie que la jeune femme mène à la sortie de sa « formation » – jeune maman réservée le jour et tueuse à gage la nuit – est très mal gérée et aussi peu crédible que les exploits surhumains de ces supers assassins appartenant à une organisation secrète aux méthodes tirées par les cheveux et dont on ne comprendra jamais vraiment les tenants et aboutissants. Au cœur de ce scénario surchargé d’idées maladroites, le triangle amoureux à base de faux-semblants sonne désespérément creux, le réalisateur préférant s’acharner à rajouter couche sur couche à des scènes d’actions indigestes et peu lisibles, malgré quelques jolis tours de force qui ressemblent un peu trop à des exercices d’autopromotion. Et puis surtout, c’est long, terriblement long (129 minutes), pétri de bons sentiments et bourré de rebondissements scénaristiques tous plus improbables les uns que les autres. La standing ovation réservée au film lors de sa présentation en séance de minuit cannoise à du en réveiller quelques uns…

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Autre grand moment soporifique du festival, Purgatoryo ne dure pourtant que 85 min, mais ne propose dès le départ qu’une suite de séquences glauques sans queue ni tête, parcours croisés de personnages qui semblent aussi paumés dans le film que le spectateur devant, et qui ne prend même pas la peine d’expliquer les tenants et aboutissants du jeu local dont dépend pourtant une partie de l’intrigue. Et puis surtout, il ne se passe rien, si l’on omet quelques coïts nécrophiles qui laissent perplexe, et l’on se demande quel est le propos de ce long-métrage philippin esthétiquement moche et d’une pauvreté scénaristique déconcertante. Dans le genre film de morgue, cette année on aura préféré l’autopsie de Jane Doe.

Beaucoup plus enthousiasmant, le retour à l’étrange du scénariste taïwanais Giddens Ko après la présentation l’an dernier de The Tenants Downstairs (réalisé par Adam Tsuei), sanglante satire de la promiscuité urbaine qui nous avait plutôt séduit. Cette fois, Giddens Ko repasse derrière la caméra avec un film qui reste dans la même veine que son prédécesseur, mélange réussi de critique sociale acerbe et de comédie macabre. Premier constat inattendu, Mon Mon Mon Monsters! partage un point de départ scénaristique très proche d’un film qui avait marqué notre rédaction il y a de cela quelques années : le Deadgirl de Marcel Sarmiento et Gadi Harel, scénarisé par le toujours recommandable Trent Haaga (qu’on retrouvera bientôt de retour derrière la caméra). C’est donc une nouvelle histoire de lycéens marginaux et destructeurs qui saccagent leur environnement direct et se transforment par un concours de circonstances en geôliers cruels d’une créature sanguinaire. Comme c’était le cas chez son cousin californien, le constat est particulièrement noir et amer : du monstre ou des adolescents, les plus inhumains sont sans conteste les seconds, qui étaient déjà cruels avec leurs congénères et profitent de la prétendue monstruosité de la créature pour laisser libre cour à leur sadisme. Les martyrs ne demandent qu’un coup de pouce du destin pour devenir  brutes, et le retournement final n’est pas tant un éclair d’humanité que l’expression d’une haine profonde envers le monde dit civilisé. Le film est vraiment bien ficelé et étonne par la radicalité de son propos (déjà l’apanage de The Tenants Downstairs), le tout saupoudré d’une dose d’humour très corrosif. Inspiré par un certain cinéma radical du voisin de Hongkong (Pang-ho Cheung n’est pas loin), Mon Mon Mon Monsters! convoque également l’outrance du cinéma d’horreur japonais – voir ces séquences de massacres dans le bus ou dans la salle de classe, d’une puissance visuelle sidérante – avec lequel il partage également une capacité à passer du rire à l’effroi sans crier gare, et sans jamais tomber dans la complaisance ou le moralisme déplacé. Quant à la séquence finale, elle est pour le moins radicale dans son propos définitif, et fait qu’on attend désormais avec impatience de découvrir le prochain film estampillé Giddens Ko.

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Comme de coutume à L’Etrange, le Japon était fièrement représenté, à commencer par l’incontournable Sono Sion, de retour après le très chouette Antiporno, son hommage inspiré à l’âge d’or du pink eiga présenté l’an dernier dans ce même festival. C’est dans une salle archicomble qu’on a découvert Tokyo Vampire Hotel, film fleuve à la genèse alambiquée puisqu’il s’agit d’une adaptation de manga commandée par la Nikkatsu et Amazon au père Sono, qui s’est empressé d’en tirer un long-métrage – qui serait une sorte de fusion des deux premiers épisodes de la série avec une fin alternative… enfin bref. Le résultat est pour ainsi dire très bancal, voire carrément foiré. Ca partait pourtant pas mal avec une séquence d’ouverture superbement filmée qui débute dans une échoppe de Shinjuku avant de continuer dans un décor urbain nocturne qui n’est pas sans rappeler l’univers baroque de Tokyo Tribe... mais malheureusement les choses vont rapidement se gâter. L’ami Sono aurait-il un peut trop pris la confiance ? L’introduction du générique après un bon quart d’heure de film par un tonitruant « Sono Sion’s Tokyo Vampire Hotel » est très tarantinesque et la suite du (beaucoup trop) long-métrage une succession de séquences inintéressantes parfois traversées d’une fulgurance visuelle éphémère. Cette fois, on a vraiment l’impression que Sono Sion se fout totalement de l’histoire qu’il raconte, et comme dans certains de ses précédents très mauvais films (Love & Peace et surtout l’innomable The Virgin Psychics), on sent que l’envie de filmer à tout prix a pris le pas sur la cohérence artistique et l’inspiration. C’est d’autant plus dommage qu’il y a quelques très belles idées parsemées ici ou là – l’hôtel-organisme qui avale les adolescents, un monde souterrain mystérieux libéré des contraintes de l’espace-temps, et ces murs qui se mettent à déverser des torrents de sang – et que le décor de l’hôtel semblait un canevas idéal pour laisser libre cours au talent de direction artistique du cinéaste. Au contraire, Sono Sion semble ici patiner dans une sorte d’auto-parodie paresseuse, singeant malhabilement les univers colorés qui lui sont chers et proposant d’interminables bastons dont semble s’être évaporée l’énergie débordante de films comme Tokyo Tribe ou Why Don’t You Play In Hell?. Enfin, que dire de ces séquences tournées en Roumanie dans lesquelles apparaissent une bande de vampires au look totalement grotesque, sommet de kitch indigne d’un styliste comme Sono Sion et qui semblent faire pencher la balance vers la piste d’un scénario vraiment trop nul, et qui n’aurait jamais du être mis entre les mains d’un cinéaste qui a franchement mieux à faire qu’illustrer une version japonaise du teenage vampire movie. Malgré tout, au détour de quelques séquences, on ressent encore l’énergie électrisante qui traverse l’œuvre de Sono Sion, cette soif de cinéma total qui fait que malgré les faux-pas répétés, nous continuerons d’attendre avec impatience les livraisons de ce cinéaste décidément imprévisible, capable de pondre un chef d’œuvre entre deux loupés, et inversement.

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Déjà croisé au BIFFF, Kudoku : Meatball Machine est le genre de film totalement fou que seul le cinéma japonais semble en mesure de produire. On ne partagera cependant pas complètement l’enthousiasme de notre compère en goguette bruxelloise, et même si c’est vrai que le film de Yoshihiro Nishimura est une expérience Z drôle et foutraque, on se lasse quand même très rapidement du concept et l’ensemble devient vite répétitif et longuet, en plus d’être esthétiquement très laid. Mais puisque pas mal de choses ont déjà été écrite au sujet de ce film sur ce même site par un collègue plus inspiré par l’objet, on n’en dira pas plus ici.

Produit par le même Yoshihiro Nishimura et la Nikkatsu, Death Row Family était la très bonne surprise nippone de cette édition. Le second long-métrage de Yûki Kobayashi conte l’histoire vraie (ou du moins inspirée de faits réels) de l’odyssée criminelle d’une famille de yakuzas au bord de la ruine. Comédie très (très) noire, le film chronique les errements meurtriers de deux frères qui n’ont semble-t-il jamais appris les scrupules – ce qui se comprends puisque leurs parents sont de purs psychopathes – et se délecte à mettre habilement en pièce les codes de l’univers des yakuzas, présentés ici comme des losers sans code d’honneur ni aucun sens de la morale. Ce cimetière de la morale n’est d’ailleurs pas sans rappeler l’influence de Kinji Fukasaku, maître du polar japonais des années 1970 et qui présentait déjà les yakuzas comme des individus sanguinaires en proie à une totale déliquessence morale. Yûki Kobayashi ajoute à cette idée une très grosse dose d’humour acerbe, en plus d’insuffler un réalisme morbide à cette descente aux enfers familiale. Commettre un meurtre devient ici une entreprise laborieuse et chaotique, rendant d’autant plus grotesques les déboires des deux frangins losers embarqués dans une errance sans fin au cœur d’un Japon glauque et déprimant. Et que dire de la séance de « Q&A » après la fin de la projection, très grand moment de ce festival à l’occasion duquel le réalisateur défroqué s’est proposé d’étrangler joyeusement les spectateurs volontaires. Un pur moment de délire made in Japan, à l’image d’un film décomplexé, excellente surprise qu’on reverra avec plaisir.

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L’Etrange Festival, c’est beaucoup de nouveautés en tous genres mais également l’occasion de découvrir ou redécouvrir des pépites plus ou moins célèbres (voir carrément oubliées) ressorties des oubliettes obscures de la cinéphilie mondiale. Le trop rare cinéaste belge Boris Szulzinger était ainsi à l'honneur à l’occasion d’une rétrospective consacrée à son œuvre singulière, l’occasion de revoir des films mauvais genre comme Mama Dracula, La honte de la jungle ou encore Les Tueurs Fous. Exploité à l’origine en France sous le titre évocateur Le Sexe de la Violence, une bobine de ce film quasi introuvable depuis une édition VHS devenue culte nous a été envoyée de la Cinémathèque de Bruxelles à l’occasion de cette séance exceptionnelle, présentée par un Szulzinger vraisemblablement ému d’être invité pour célébrer le long-métrage qui a lancé sa carrière. Inspiré d’un sordide fait divers qui s’est déroulé dans les Yvelines au début des années 1970, Les Tueurs Fous narre l’errance psychopathe de deux jeunes paumés dans un Bruxelles (et ses environs) franchement glauque. Presque naturaliste dans la forme (voir la séquence interminable de la mise à mort du cycliste), le film refuse tout jugement moral et ne cherche pas d’explications ou de sens derrière les actes atroces commis par les tueurs. Cette absence totale de volonté de chercher une explication aux meurtres est peut-être ce qui est le plus perturbant, Szulzinger chroniquant l’horreur comme il écrirait un article de presse, avec un détachement qui lui évite également de tomber dans le voyeurisme ou le sordide gratuit. Le Bruxelles interlope et dépravé des Tueurs Fous n’est pas sans rappeler le New York déglingué des premiers films de Wes Craven ou Abel Ferrara, le réalisme urbain sordide du film de Szulzinger en faisant un cousin européen (et contemporain) de La dernière maison sur la gauche et Driller Killer. Malgré le nombre de films qui ont depuis été réalisés sur des sujets similaires, et plus de quarante ans après sa sortie, Les Tueurs Fous reste une œuvre radicale et sidérante qui n’a rien perdu de son impact et de sa subversivité, un premier long-métrage unique en son genre qui mérite amplement son statut de film culte.

Pour fêter dignement les 20 ans d’existence de l’excellente émission radiophonique Mauvais Genre, L’Etrange Festival a eu la très bonne idée d’offrir une carte blanche à son équipe d’érudits des cultures alternatives. Il faut dire que la connexion entre l’émission et le festival est tellement évidente que les voir présenter une séance ensemble, c’est presque une réunion de famille ! Emmenés par le toujours éloquent François Angelier, l’équipe de Mauvais Genre nous a ainsi présenté une poignée de véritables pépites dont eux seuls en ont le secret. La première séance était joliment intitulée 20 ans de Mauvais Genre : Lanternes Tragiques et présentait le travail de plusieurs cinéastes bricoleurs faisant œuvre en équilibre sur le fil tendu entre le réel et le mystique. Une sorte de réalisme magique en sommes, incarné par les incroyables Documents Interdits de Jean-Teddy Philippe, précurseur du found footage dès le milieu des années 1980. Une série de très courts-métrages au titre simple et évocateur comme Le naufragé, La sorcière ou encore L’extraterrestre, les 13 films qui composent les Documents Interdits (dont une poignée étaient projetés ici) forment un ensemble poétique au fantastique tout en suggestion et hors-champs, qui évoquent parfois La Jetée de Chris Marker (notamment dans le ton très posé du narrateur et un propension à tirer de l’étrange d’images triviales) et préfigurent le fantastique minimaliste du Projet Blair Witch. En pastichant habilement le ton et l’esthétique de la télévision de l’époque, Jean-Teddy Philippe fabrique un surnaturel qui tire son efficacité des référents classiques du fantastique (narrations en forme de journal retrouvé) autant que de reportage télévisuel suranné. Un membre de notre équipe y a même retrouvé un extrait qui l’avait terrorisé étant enfant, persuadé qu’il était de la véracité des faits racontés à l’écran (le pauvre !). Une (re)découverte indispensable pour les amateurs de fantastique. Avec Le Dispositif, Pacôme Thiellement et Thomas Bertay explorent également la veine du détournement d’images en tous genres (reportage télé, talk show, film, etc.) pour accoucher d’un projet fleuve de 52 films de durées diverses, réalisés sur une période d’une quinzaine d’années (!). En plongeant dans les archives de l’audiovisuel, les deux cinéastes sont partis en quête du bizarre porté en creux par le trivial, fabricants une cosmologie magique en superposant des images de sources diverses et à priori banales. Sur les deux épisodes diffusés, c’est le second, qui vibre de l’écho de la Grande Note, qui aura surtout retenu notre attention, véritable cauchemar psychédélique au sein duquel les images s’emboitent pour mieux façonner une immense fresque fragmentée. Comme cette incrustation d’une image d’un vieux film en noir et blanc dans un cadre au mur d’une autre image du même film, idée géniale et diablement efficace qu’on n’avait jamais vu ailleurs. Mystique, mais aussi très drôle et d’une inventivité réjouissante, à voir absolument ! Enfin, dernière étape de cette séance fleuve, le court-métrage Boro In The Box de Bertrand Mandico, fausse biographie en trompe l’œil et vrai hommage au cinéma de Walerian Borowczik (dont on pouvait d’ailleurs retrouver le classique Goto, l’île d’amour au sein de la carte blanche Jeunet/Caro, décidément tout se tient à L’Etrange). Préfigurant le travail de bricoleur orfèvre de son tout dernier long-métrage, Mandico tisse une biographie onirique du cinéaste, s’inspirant autant de son parcours que de son œuvre, et accouche d’un drôle de film aux accents lynchéens et à la sombre poésie. Une autre manière de faire du cinéma et de réinventer les formes.

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Autre pépite retrouvée par l’équipe de Mauvais Genre, le très pop Le Lézard Noir de Kinji Fukasaku, grand maître du polar japonais des années 1970 (et plus connu par chez nous pour Battle Royale) qui signe ici son film le plus original. Inspiré d’un roman du célèbre écrivain nippon Edogawa Rampo et interprété par l’acteur transsexuel Akihiro Miwa, Le Lézard Noir est une explosion colorée de cinéma pulp aux accents psychédéliques, mâtiné de morbide et d’un esprit camp décomplexé qui n’empêcha pas le film de rencontrer un grand succès au Japon à l’époque de sa sortie. Le célèbre écrivain Yukio Mishima, amant de Miwa et qui apparaît également à l’écran dans un petit rôle, adaptera le film à la scène un an plus tard, et par la suite sa veuve bloquera sa diffusion pendant une quarantaine d’année, faisant sombrer ce dernier dans une relative obscurité. Le Lézard Noir est un objet étrange et hybride qui utilise une trame peu crédible d’intrigue policière feuilletonnesque comme canevas sur lequel déployer une esthétique outrancièrement colorée au grand guignol assumé. Interprète principale du film, Akihiro Miwa – le fameux « Lézard Noir » – crève l’écran dans un rôle de vamp énigmatique, à la fois manipulatrice et aveuglée par son amour pour le policier qui la traque. Et pour mesurer l’influence de ce film unique sur le cinéma japonais contemporain, il n’y a qu’à se souvenir des statues vivantes et peinturlurées qui peuplaient les décors du Tokyo Tribe de Sono Sion, et qu’on retrouve ici quasiment à l’identique dans le repère surréaliste du Lézard Noir. Ainsi se tisse le fil qui relie deux des plus grand maîtres du cinéma pop japonais de ces cinquante dernières années.

La troisième séance de la carte blanche à Mauvais Genre était consacrée à un autre classique honteusement oublié et quasi invisible : Le Trio Infernal de Francis Girod. Tourné à Marseille au début des années 1970, ce premier long-métrage faisait un bel écho à La Grande Bouffe, sommet absolu de subversion montré la vieille dans la cadre de la carte blanche à Jaume Balaguero, film avec lequel il partage un acteur génial – Michel Piccoli – ainsi qu'un goût prononcé pour l’irrevérence et un indéniable mauvais genre. Ces deux films magistraux étrangement jumeaux sont surtout un témoignage exceptionnel d’une époque révolue à laquelle les plus grandes stars du cinéma mondial n’hésitaient pas à incarner des personnages embarqués dans des histoires sordides et scandaleuses. Comment imaginer une seule seconde les vedettes du cinéma européen d’aujourd’hui accepter de mourir en se chiant dessus ou d’incarner les salauds ultimes du Trio Infernal ? Inspiré d’un fait divers pathétique ayant marqué la France d’après la grande guerre, le film raconte le parcours criminel d’un notaire médaillé (la première séquence montre la cérémonie lors de laquelle le personnage interprété par Piccoli reçoit la Légion d’Honneur au pied de la Porte de la Méditerranée) qui s’encanaille avec deux sœurs allemandes sans morale – incroyables Mascha Gonska et Romy Schneider, tout juste sortie de Sissi – et monte une arnaque à l’assurance qui tourne vite en épopée meurtrière. Nous trimballant de la Corniche marseillaise aux villas bourgeoises d’Aix-en-Provence, Le Trio Infernal atteint son apothéose dans une scène sidérante qui mêle cadavres, baignoire et acide sulfurique, et rapellera forcément des souvenirs aux admirateurs de Walter White et Jessie Pinkman. Lorsque l’on sait que le film est resté invisible pendant des années et qu’une copie a été fabirquée exceptionnellement pour cette projection unique à L’Etrange Festival, on ne peut que s’incliner et dire merci pour ce(s) sommet(s) absolu(s) d’un mauvais genre à l’état pur.

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Coups de savates, larsens et coups de pression

L’une des plus grosse claques du festival nous sera venue le dernier soir avec la projection du nouveau long-métrage de Jean-Stéphane Sauvaire, cinéaste français exilé à New York qui est parti du côté de la Thailande pour adapter le roman autobiographique édifiant de Billy Brown, tête brûlée anglaise ayant survécu à la prison thaïlandaise et ses tournois de Muay-Thai. C’est donc l’histoire d’un jeune boxeur anglais qui a la très mauvaise idée de traffiquer du côté de Bangkok et se retoruve bientôt plongé dans l’enfer carcéral thaï. Magistralement interprété par Joe Cole (déjà croisé l’an dernier en teigne punk dans l’excellent Green Room), Billy Brown va d’abord irrémédiablement plonger dans l’addiction à l’héroïne, avant de trouver une rédemption improbable à travers l’intégration de l’équipe de Muay-Thai de la prison et une romance avec une détenue transsexuelle. Tourné avec une majorité d’acteurs amateurs, dont une partie d’anciens détenus et de champions locaux, Une prière avant l’aube fait une fois de plus mentir la rumeur qui voudrait que les français ne sachent plus réaliser de véritables films de genre ambitieux et décomplexés (on aurait plutôt tendance à pointer les distributeurs du doigt). Les programmateurs ne nous avaient pas menti en présentant le film comme une rencontre en Raging Bull et Midnight Express (la barre était plutôt haute), et l’une des très belles idées du cinéaste est d’avoir suivi l’exemple de Scorsese dans la captation des combats, qui apparaissent ici dans tout leur chaos et leur brutalité. Plutôt qu’un film d’arts martiaux à la Ong-bak, on est face à un vrai film de boxe qui fait ressentir au spectateur toute l’âpreté et la sueur des entrainements et du combat. Le film profite également du charisme incroyable de ses interprètes thaï recouverts de tatouages que le cinéaste prend le temps de filmer dans le détail. A ce titre, la très belle scène du tatouage de Billy Moore est essentielle en ce sens qu’elle scelle l’intégration de l’étranger au sein de la communauté des combattants et d’une culture étrangère. C’est tout le sens du parcours de Billy, qui apparaît d'abord comme un énième expatrié paumé et vaguement profiteur, qui par la force des choses va apprendre à connaître et respecter une culture totalement étrangère à la sienne. On se souviendra aussi de la série carcérale Oz qui refusait de séparer les innocents des coupables, les prisonniers de la prison thaïlandaise assumant un passé criminel vers lequel l’extrême pauvreté les a souvent conduit. Jean-Stéphane Sauvaire évite également l’ecueil qu’aurait été une possible objectification de la figure du prisonnier thaï : les personnages secondaires, bons ou mauvais, sont traités ici avec la même humanité qui est celle réservé à l’occidental, tous filmés sur un même pied d’égalité, dormant côte à côte à même le sol de la geôle. En fin de compte, Une prière avant l’aube est une plongée fascinante dans l’un des recoins les plus sombres d’un pays à la culture ancestrale, et il est étonnant de découvrir les places singulières (et privilégiées) réservées au transsexuels ou au combattants au sein de la prison. Reste a espérer que ce coup de maître trouvera un écho lors de sa sortie en salle en 2018, tant il revitalise un certain pan du cinéma français, international et définitivement tourné vers le genre.

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Pour conclure cette traversée non exhaustive de la rentrée de l’étrange, nous reviendrons sur notre coup de cœur du festival, le totalement déjanté Spit’n'Split. Présenté discrètement dans la section Nouveaux Talents, ce premier long inclassable du belge Jérôme Vandewattyne pourrait se résumer comme un croisement furieux entre C’est arrivée près de chez vous et le docu rock Dig!, le tout saupoudré d’un brin salé de Faites le mur, le film jouant allègrement de la frontière entre documentaire et documenteur. Hymne sincère au rock’n’roll et à ceux qui le vivent au quotidien à des années lumières du glamour et des paillettes, Spit’n’Split commence comme un (apparent) documentaire sur la tournée d’un (vrai) groupe de punks quarantenaires, entre concerts dans des rades à moitié vides et rencontres sérieusement déjantées. Jérôme Vandewattyne a en effet suivi l’authentique groupe The Experimental Tropic Blues Band pendant plusieurs années et élaboré avec ses complices un curieux dispositif qui plonge inexorablement le film depuis la forme documentaire jusqu’à un pur cauchemar psychédélique. Le malaise va ainsi peu à peu s’immiscer dans ce qui avait commencé comme la tournée débonnaire d’une bande de potes gentiment allumés pour finalement se transformer en un gros bad trip à base de harcèlement moral et de gros pétage de durite. La réussite du film tient autant du talent d’interprètes des musiciens – en particulier du charisme de son membre le plus omniprésent, qui prend littéralement le film (et le groupe) en otage, et personnifie la vrille du film depuis la grosse blague potache vers le très mauvais délire – que du panorama de marginaux en tous genres auquel il rend un vibrant hommage (voir le superbe discours sur les freaks à mi-paroucrs du film). Spit’n’Split est sidérant en ce sens qu’il pose les bases de son décollage psychédélique dans un réalisme documentaire tout ce qu’il y a de plus terre-à-terre, travaille le fond et la forme de ses images pour mieux les pervertir et en révéler le potentiel surréaliste et cauchemardesque. Le cinéaste belge nous embarque dans un road movie hystérique, qui montre autant l'euphorie et la camaraderie propre aux tournées fauchées que l'épuisement physique et moral qu'elles engendrent, et pose la question du vieillissement et de l'usure qui viennent tôt ou tard effriter la passion et l'énergie rock. Derrière ses airs de film bricolé, le premier long-métrage de Jérôme Vandewattyne est une œuvre monumentale, un objet filmique non identifié aux multiples couches de lecture qui interroge l'idée même de la réalité du monde tel qu'il se donne à voir. A l'image d'un roman de Philip K. Dick dans lequel la superficialité du réel porte en creux un abîme de cauchemars psychédéliques, Spit'n'Split fait trembler la frontière terrifiante entre l'image du monde tel qu'on le perçoit et ses racines souterraines qui descendent jusque de l'autre côté du miroir. Depuis Les Documents Interdits de Jean-Teddy Philippe jusqu'à la furie rock de Jérôme Vandewattyne, il n'y a qu'un seul et même souffle brillament inspiré qui interroge encore et toujours la trivialité apparente des images, et invoque le potentiel mystique et surnaturel qui se terre dans le hors-champs du monde.

Pour conclure cette édition, le palmarès du festival est venu récompenser l'ambition et la maîtrise de La Lune de Jupiter (Grand Prix Nouveau Genre) ainsi que le conte fantastique brésilien Les Bonnes Manières (Prix du Public), mais aussi les court-métrages américain Other People's Heads (Grand Prix Canal+) et français Un ciel bleu presque parfait (Prix du Public). Ce fut encore une superbe édition, riche en découvertes, à laquelle nous avons une fois de plus eu la chance de participer, et rendez-vous est d'ores et déjà pris pour l'an prochain. Longue vie à L'Etrange Festival, à ses freaks et ses bricoleurs mystiques, pourvu que résonne encore longuement l'écho de la Grande Note...

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