L'Etrange Festival 2014
Du 4 au 14 septembre dernier se tenait au Forum des Images de Paris la vingtième édition de L'Etrange Festival, manifestation devenue l'un des grands rendez-vous de la rentrée cinéphile. Pour cet anniversaire, les organisateurs avaient mis les petits plats dans les grands pour proposer une programmation riche en films d'hier et d'aujourd'hui. Toujours en quête de découvertes, les rédateurs de TORSO ayant fait le déplacement ont principalement creusé du côté de la compétition internationale et des avants-premières, non sans faire un petit détour du côté d'une poignée de classiques. Le compte-rendu qui en résulte ne saurait donc être exhaustif, mais offre un aperçu des nombreuses découvertes – excellentes, décevantes ou simplement anecdotiques – que nous avons pu faire. Commençons par remercier L'Etrange Festival de nous avoir invité à participer à la fête, et ouvrons sans plus attendre les hostilités !
Pour cette vingtième édition, l'Europe était bien représentée. Outre le sympathique The Dark Valley (vu au Marché du Film de Cannes), la grande découverte aura été White God, très remarqué à Cannes (le film de Kornél Mundruczó avait remporté le prix Un Certain Regard) et qui ne déçoit pas. Comme son titre l'indique, le long-métrage se déploie sous l'influence du classique de Samuel Fuller, Dressé pour tuer (White Dog en VO), dont il reprend l'idée pour le moins originale et risquée de faire du chien un personnage à part entière, filmé comme tel. Le cinéaste dépasse ainsi le simple hommage anecdotique et démontre qu'il a compris et assimilé le propos de Fuller, qui développait déjà un discours mettant face à face la bestialité de l'homme et l'inoncence des animaux qui subissent en silence la violence du monde humain. Kornél Mundruczó reprend également le duo imaginé par Romain Gary (dont le film de Fuller est, rapellons-le, une adaptation) entre la jeune fille et le grand chien, inversant l'ordre des événements : la jeune fille ne trouve plus un chien errant, mais perd son fidèle animal.
Une partie de la force du film repose sur son excellent casting : le père en déroute (Sándor Zsótér) et surtout l'incroyable toute jeune fille, incarnée par la débutante Zsófia Psotta, qui interprète avec une intensité bluffante cette gamine à la croisée des chemins, qui quitte le monde de l'enfance pour découvrir les nombreuses failles de celui des adultes. Oserons-nous également déclarer que l'interprète du chien est excellent ? En outre, le cinéaste refuse de se laisser piéger par les ficelles faciles et attendues que pouvaient laisser craindre son pitch pour laisser s'étirer les temps-morts et se mettre lentement en place les éléments qui aboutiront au climax. Ne se contentant pas de suivre les lignes tracées par le récit de Fuller, Mundruczó en explore les marges (on assiste ainsi au dressage d'un chien d'attaque) et le croise avec un autre classique plus inattendu : le Spartacus de Kubrick et surtout Dalton Trumbo. Au bout du compte, il restera deux images profondément marquantes de ce film insolite. La première intervient deux fois, pour introduire le long-métrage puis boucler la boucle du récit qui va déboucher sur son impressionnate conclusion. C'est celle de cette jeune fille à vélo qui traverse un Budapest vidé de ses habitants, écho au Londres fantômatique de 28 jours plus tard, avant qu'une nuée de chiens galopants n'envahisse l'image. La seconde clôt le film par une nouvelle référence superbe, qu'il serait dommage de déflorer ici, instant de grâce suspendu au bout d'un métrage au propos profondément humaniste. Sans aucun doute l'un des temps forts du festival.
Malheureusement bien éloignés de cette intelligence délicate, la plupart des films européens découverts cette année auront offert un panorama peu engageant de l'état actuel du cinéma de genre du Vieux Continent. Première grosse déception, Open Windows de Nacho Vigalondo, cinéaste espagnol qui nous avait habitué à beaucoup mieux avec ses deux réalisations précédentes : Extraterrestre (2011) et surtout l'excellent Timecrimes (2007). Cette fois, Vigalondo s'égare dans les méandres narratifs d'un film-concept qui prétend tout montrer depuis l'écran de l'ordinateur de son protagoniste principal, interprété par un Elijah Wood qui est également produteur exécutif du projet. Difficile de trouver un intérêt à cette improbable intrigue à tiroirs qui ressemble beaucoup trop à un jeu vidéo à choix multiples dont on aurait annihilé l'interactivité, et donc l'intérêt. Le cinéaste semble perdu dans son propre film, n'hésitant pas à présenter une bande de hackers parisiens se disputant en anglais avec un fort accent français (fallait-il vraiment abandonner la crédibilité de l'histoire au profit d'une blague potache ?) et abandonnant carrément son prétendu concept indéboulonnable dans la dernière partie du long-métrage, en un aveu d'impuissance final. Plus racoleur que véritablement ambitieux, Open Windows se regarde comme un exercice de style vain et raté. Espérons que Vigalondo rectifie le tir à l'occasion de son prochain film.
Tout aussi poseur, Cub déçoit d'autant plus que le jeune réalisateur flamand Jonas Govaerts nous était présenté par les organisateurs comme une valeur montante du cinéma d'horreur. A la place d'un disciple des maîtres américains ayant donné ses lettres de noblesse au genre dans les années 70 et 80, on découvre un énième représentant de cette frange désespérante des petits malins adeptes d'un post-modernisme ricanant, dans la droite lignée d'un Eli Roth. Nihilisme opportuniste et gadgets scénaristiques sont au rendez-vous de ce film creux, dont les quelques belles trouvailles (il y avait quelque chose à creuser du côté de l'association entre cet enfant ambigu et son double maléfique) et la belle facture visuelle sont noyées au milieu d'une pluie de fausses bonnes idées de mise en scène et d'une misanthropie bête et méchante. On est vraiment très loin de Survivance.
Moins racoleur mais tout aussi peu inspiré, l'irlandais Ivan Kavanagh patauge dans un mélange d'influences bien trop pesantes. Ouvertement présenté comme l'un des favoris des programmateurs, The Canal déçoit forcément au regard de son très maladroit assemblage d'idées héritées aussi bien d'Argento, de Kubrick que de James Wan. Quelques belles images tout de même, telle cette créature qui sort littéralement d'un trou au sein de l'image projetée d'un film à l'intérieur du film, au cours de vingt dernières minutes qui ravivent vaguement l'intérêt. Outre un scénario sans relief, le long-métrage est plombé par des décrochages humoristiques hors de propos et un casting complètement à côté de la plaque (à commencer par un acteur principal qui semble totalement désintéressé de l'avalanche de calamités qui lui tombent dessus). On était en droit d'attendre mieux.
Un peu en décalage avec la programmation (dans la mesure où il s'agit d'une comédie dramatique adolescente), Wetlands aura à l'inverse été une très bonne surprise. Annoncé comme un film sulfureux, adapté d'un roman ayant fait scandale en Allemagne, le long-métrage de David Wnendt est finalement plus touchant que trash. Très influencé par le cinéma adolescent américain (on pense bien évidement à Gus Van Sant et Larry Clark, mais également parfois à Gregg Araki), le film déploit cependant une imagerie plus sage et qui semble le destiner à un public adolescent. En rupture avec l'hygiénisme du monde moderne, Wetlands propose une vision originale des relations humaines qui a quelque chose de véritablement sympathique et fait oublier quelques séquences un brin trop naïves. Enfin, et surtout, tout ceci est rendu possible par le talent éblouissant de l'actrice omniprésente qui porte le film sur ses frèles épaules. N'hésitant pas à mettre son image à rude épreuve, Carla Juri crève l'écran et habite son personnage d'une manière qui laisse à penser que ce rôle est le premier coup d'éclat d'une carrière prometteuse, qui s'affranchira probablement rapidement des frontières allemandes. Le principal talent de David Wnendt est peut-être finalement d'avoir donné les clés de son film à cette actrice resplendissante, et d'avoir su la filmer superbement. Voilà qui fera oublier les nombreux défauts de fabrication de ce long-métrage attachant.
Après avoir été mise à mal dans Open Windows et Cub (deux films qui imposent la figure du français comme demeuré), la francophonie avait une chance de redorer son blason avec deux films attendus. Le premier est le dernier né du franc-tireur Fabrice du Welz, auteur d'une poignée de films honnêtes auxquels il semble toujours manquer un petit quelque chose (à l'exception peut-être de Calvaire, son premier long-métrage qui est aussi le plus abouti). Après une expérience douloureuse sur Colt 45, dont il a été honteusement débarqué par des producteurs aux objectifs clairs comme une liasse de billets, on avait vraiment envie de voir le réalisateur belge rebondir. Revenu aux fondamentaux en retournant sur les terres ardennaises qui avaient offertes à son premier film un décor d'apocalypse boueuse, du Welz livre avec Alleluia un long-métrage qui, une nouvelle fois, s'avère très inégal. Porté par un duo d'acteurs vraiment terrifiants (Lola Dueñas et Laurent Lucas), cette nouvelle adaptation libre de l'histoire vraie ayant déjà inspiré le cinéma avec Les tueurs de la lune de miel (classique réalisé en 1969 par Leonard Kastle et projeté dans le cadre de la carte blanche à Jacques Audiard) s'avère un peu vaine, ne racontant finalement pas grand chose à travers l'épopée criminelle de ces amants infernaux. Fabrice du Welz réussit tout de même le pari de s'affranchir de son chef opérateur historique Benoît Debie, les très belles images filmées en Super 16 par Manuel Dacosse (chef opérateur attitré du duo Helène Cattet/Bruno Forzani) constituant l'une des forces de son long-métrage. Pourtant, une fois de plus, on sort de la salle avec un sentiment d'inachevé, le film ayant du mal à trouver son identité au gré de ses nombreux changements de tons, de la farce à l'horreur pure en passant par le drame réaliste. Un retour en demi-teinte, donc, mais on est tout de même content de constater que Fabrice du Welz a su rebondir rapidement et retrouver une véritable indépendance artistique. En soit, c'est déjà pas si mal.
Côté français, peut-on encore véritablement parler de francophonie avec Horsehead, catastrophique coup d'essai tourné en langue anglaise et donc présenté en VOSTFR ? Un choix difficilement compréhensible puisque jamais explicité dans le scénario, et qui donne lieu à des séquences embarrassantes, les acteurs n'ayant pas tous un accent des plus crédibles... Si le public anglophone est la cible numéro un du long-métrage du jeune Romain Basset, il faut craindre que ce dernier reste circonspect devant les dialogues peu authentiques et le jeu approximatif d'une partie du casting. Plombé par une improbable histoire d'adolescente expérimentant le "rêve lucide" en suivant attentivement les consignes d'un livre de chevet (présenté autrement, on ne demande qu'à y croire, mais là c'est vraiment difficile), et illustré par une imagerie héritée de la publicité (à grand renfort d'effets visuels omniprésents et très répétitifs) et un érotisme cheap (les dimanches soirs de M6 ne sont pas loin), Horsehead donne le coup de grâce avec son monstre directement sorti d'une série Z, filmé sans second degré apparent et en pleine lumière, là où tous ses défauts éclatent à l'écran. On ne saurait jeter la pierre au cinéaste débutant, tant les projets de ce type sont compliqués à monter en France, mais force est de constater qu'il passe complètement à côté de son film, la faute à une grande naïveté dans la conception de ses images et une volonté de séduire avant de raconter une histoire, ce qui est prendre les choses à l'envers. Le choix des musiques reflète bien cet état des choses, jusqu'à un final calamiteux rythmé par un dubstep tonitruant. Lorsqu'on repense aux propos récents du musicien Alex Cortés (responsable des excellents scores de Martyrs et Eden Log) sur les grandes difficultés de cinéastes comme Pascal Laugier ou Franck Vestiel à monter des projets radicaux et authentiques, on peut s'interroger sur l'avenir du genre dans notre pays, où les institutions semblent encore bloquées sur une division archaïque entre cinéma de genre et cinéma d'auteur. Malheureusement, ce n'est pas Horsehead qui viendra contredire ce triste état des choses.
Pour clôre ce panorma européen, coup d'oeil sur le Royaume-Uni avec le polar Hyena, ouvertement inspiré des films d'Olivier Marchal. Très vite, Gerard Johnson tombe dans l'écueil d'un nihilisme sans nuance, déployant un discours pour le moins ambigu qui invite à la méfiance vis-à-vis de l'autre, qu'il soit collègue, ami ou amant, et tout particulièrement s'il est basané et fraichement émigré. Le malaise n'est jamais loin et le portrait annoncé de Londres (qui se voudrait hérité du New York de Taxi Driver) débouche sur une représentation très maladroite d'un monde à la morale en déliquescence. Finalement, on pourrait résumer le film par un enchaînement de séquences qui intervient à mi-parcours et donne le ton de ce que sera le reste du métrage. Tout d'abord, ce plan simple et efficace – de très loin le plus intelligent du film – qui montre avec quelle simplicité on peut vendre une femme, dans la totale impunité et aux yeux de tous. Ce sera l'unique étincelle du film, et la séquence qui suit nous impose le viol en plan fixe de cette même jeune femme, assomée par un fix d'héroine (déjà filmé dans toute sa crudité), proposant ainsi un spectacle opportuniste de la misère. On rejoint dès lors le type de représentations détestables qui s'adossent à une horreur bien réelle afin de créer un suspens, et jouent avec un mauvais goût certain avec l'image effrayante des criminels associés à la traîte des blanches. Nous avons déjà, sur ce même site – à propos d'un film différent mais qui partage certaines tares de Hyena – dit tout ce que nous pouvons penser de ce type de films et de leur démarche aussi maladroite que malaisante. Inutile donc de s'étendre plus que de rigueur sur le long-métrage de Gerard Johnson, dont le suspens tombe à plat à l'occasion d'un final qui résonne comme un aveu d'indigence narrative. On a connu les cinéastes anglais en meilleure forme.
Du côté de l'Amérique du Nord, nous aurons tout d'abord découvert deux classiques mineurs. Le sympathique Les casseurs de gang, premier film réalisé par Peter Hyams en 1974 et quasiment invisible aujourd'hui, est un prototype de buddy movie, genre qui fleurira dans les années 80 et trouvera son apothéose commerciale avec L'arme fatale. Treize ans avant le film de Richard Donner, Hyams pose les bases du genre en mettant en scène un duo de flics complémentaires composé d'un extraverti (Elliot Gould, auréolé du succès de M.A.S.H.) et d'un taciturne (Robert Blake), tandis qu'on croise avec plaisir des seconds rôles bien connus des amateurs du cinéma policier américain des années 70 (Syd Haig et Antonio Fargas en tête de liste). Ce Busting (dont c'est le titre original, plus encourageant que sa traduction française) s'avère un bon polar nerveux dont on peut s'étonner qu'il n'ai jamais réellement passé l'Atlantique. Ce petit classique de facture très honnête sera malheureusement oublié tandis que Peter Hyams s'embarquera dans une longue carrière au service du genre, avec plus ou moins de réussite mais une régularité à toute épreuve. Beaucoup plus récent, Résidence surveillée était présenté dans le cadre de la rétrospective 20 ans, 20 films. Unique long-métrage réalisé par Graeme Whifler en 2005, cette plongée infernale dans une banlieue résidentielle des Etats-Unis met ses personnages à rude épreuve. Un jeune couple fraichement installé y est harcelé par un voisin psychopathe qui use de tous les stratagèmes afin de les empoisonner et les martyriser. Comédie très noire et très sale, dans la lignée de la renaissance gore des années 80, le long-métrage joue la surenchère répulsive en usant de tous ce que le corps humain à de fluides, et se conclut par un climax à la limite du supportable. Ames sensibles s'abstenir.
Du côté contemporain, il n'y avait finalement pas grand-chose à se mettre sous la dent, ce qui peut paraître étonnant tant cette partie du monde est l'un des pôles majeurs du cinéma de genre (comme nous l'avions encore constaté cette année à Cannes). On retrouvait tout de même en compétition l'excellent It Follows de David Robert Mitchell, sur lequel nous ne reviendrons pas puisque nous en avons déjà dit beaucoup de bien au printemps dernier. Nous étions par ailleurs un peu surpris de ne pas retrouver l'autre film qui nous avait marqué lors de notre séjour cannois, le superbe Jamie Marks Is Dead, qui comme l'Allemand True Love Ways n'aura pas su retenir l'attention des programmateurs de L'Etrange. C'est le jeu des festivals bien sûr, mais on aurait bien aimé recroiser ces films trop peu mis en lumière à notre goût.
Mais revenons à L'Etrange et à sa programmation déjà riche, au sein de laquelle l'animé Asphalt Watches faisait office de véritable OFNI – ce qui est tout de même une gageure au sein d'un festival dont la programmation se targue à juste titre d'être étrange. Poussant encore plus loin le minimaliste rendu populaire par South Park, et renouant avec une esthétique que l'on croyait disparue depuis l'époque de l'ancestral logiciel de dessin Microsoft Paint, ce road movie au coeur de l'ouest canadien alterne entre psychédélisme digital et éloge de l'absurde et du laid. On y découvre une palette de personnages tous plus largués et flippants les uns que les autres, sortes de cousins des plaines des rednecks américains. Comédie musicale minimaliste, étirant sur la durée d'un long-métrage ce qui semble pensé comme une mini-série télévisée, Asphalt Watches aura fait fuir une partie des spectateurs venus s'y frotter lors de l'unique séance de début d'après-midi à l'occasion de laquelle il était présenté. Pourtant, une fois acceptée l'incohérence de ce spectacle absurde et l'enchaînement de temps-morts qui rythment ce voyage du côté de villes obscures telles Medecine Hat ou Saskatoon, on se souvient que le film est inspiré de l'expérience véritable de ses auteurs et on lit derrière les figures grotesques le portrait des habitants d'un pays immense et vide. Shayne Ehman et Seth Scriver offrent ainsi à ceux qui n'auraient jamais eu l'occasion de traverser cet autre grand nulle part l'opportunité d'expérimenter ce sentiment du temps qui s'étire, rythmé par les imprévus et les nombreux temps-morts du voyage en auto-stop.
Côté américain, l'indé Faults déçoit. Pourtant, le film de Riley Stearns tient toutes ses promesses pendant plus d'une heure, mettant peu à peu en place les éléments d'une improbable histoire qui tend vers le surnaturel. Les deux personnages principaux – une adepte de la secte fictive des Faults et le perdant tragique qui tente de la déprogrammer de force (Lesland Orser et Mary Elizabeth Winstead) – sont attachants et leur relation évolue rapidement au fur et à mesure que le rapport de force s'inverse. Malheureusement, tout ce petit édifice s'effondre brusquement après 80 minutes, à l'occasion d'un twist final faussement malin et franchement bâclé. Plutôt que d'explorer les zones grises offertes par son récit, Riley Stearns se complait dans une auto-satisfaction ricanante à piéger le spectateur. Il est vrai qu'on marche à fond dans le piège scénaristique tendu par le film, mais est-ce surprenant dès lors que c'est justement en acceptant l'invraisemblable que le spectateur permet à la fiction d'exister ? En faisant de celui qui lui permet d'être cinéaste le dindon d'une farce finalement bien cheap, Stearns gâche le potentiel de sublimation de son objet filmique. En mettant en boîte le déploiement du surnaturel dans une représentation réaliste, il oublie tout simplement qu'un film n'est rien de plus qu'un songe qui est un lointain écho du réel, un reflet surnaturel et irrationel par nature.
Beaucoup plus enthousiasmant, A Girl Walks Home Alone At Night de l'iranienne Ana Lily Amirpour (également présenté en compétition) se sera révélé l'une des véritable découvertes du festival. Autant dire qu'on n'y allait pas forcément avec beaucoup d'espoir, tant le pitch et la nature du projet appelaient à la méfiance. Produit par le magazine très hype Vice et présenté comme un film de vampires féministe contemplatif à la croisée des chemins entre Jarmusch, Frank Miller et Morse, A Girl Walks Home Alone At Night est tout cela et bien plus encore. Tourné dans le quartier libanais d'une petite ville américaine, le long-métrage est constament posé sur le mince fil tendu entre maniérisme poseur et oeuvre profondément originale. Fort heureusement, la balance tend plus souvent du côté de la singularité, et le film prend un envol inattendu lors d'une rencontre nocturne dans la banlieue de Bad City, ville fantôme tout droit sortie d'un comics de Charles Burns (décidément une grosse influence sur le cinéma fantastique actuel), où la mélancolie y dispute à la grâce. Porté par une bande originale étonnante de cohérence et de diversité (et qui évite l'écueil de la référence facile), A Girl Walks Home Alone At Night est probablement la vraie bonne surprise du festival, réalisant le tour de force de faire la fusion d'une multitude d'influences. Film du métissage culturel, qui invente un monde nocturne dans les ruelles duquel on se plait à déambuler aux côtés de personnages hésitant entre rêverie et désenchantement, A Girl Walks Home Alone At Night gagne à être découvert. Frank Miller avec un cerveau, en somme.
L'Etrange Festival, c'est également l'occasion de découvrir des films d'horizons moins propices à la floraison du genre. Si le post-apocalyptique australien These Final Hours (compétition) ne nous avait pas convaincu lors de sa projection à la Quinzaine des Réalisateurs, c'est du côté de l'Afrique que notre exploration nous aura cette fois mené. Tout d'abord avec White Shadow, film qui traite d'un sujet très sensible : le trafic d'organes et la situation castastrophique des albinos dans un certain nombre de pays de l'est de l'Afrique. Co-production entre l'Italie, l'Allemagne et la Tanzanie (où le film a été tourné), le long-métrage de Noaz Deshe, présenté en compétition, n'est qu'en partie réussi. Parfois très inspiré, le cinéaste – qui refuse d'être identifié comme citoyen d'un pays en particulier – semble avoir du mal à choisir entre le naturalisme que son sujet et sa démarche (ancrage dans la réalité du quotidien et casting d'amateurs qui interprètent des personnages en écho à leur propre expérience) appellent et une approche plus surréaliste et poétique qui se voudrait héritière des Bêtes du Sud sauvage de Benh Zeitlin. Par ailleurs, on peut penser que la projection de ce film dans le cadre de L'Etrange Festival peut avoir tendance à le desservir dans une certaine mesure, puisqu'il s'agit d'un pur drame social qui n'entetient que peu de rapports avec le reste de la programmation. Ses sélections à Sundance et Venise étaient sans doute plus appropirées.
Egalement tourné en Afrique, I Number Number n'en est pas moins on ne peut plus différent. Nouvelle relecture du City on Fire de Ringo Lam (déjà modèle de Reservoir Dogs), ce polar sud-africain s'inspire ouvertement de l'esthétique des maîtres du cinéma d'action de Hong Kong. Un projet qui aurait pu tourner au nanar sans le talent de Donovan Marsh, qui rend un hommage sincère à ses cousins asiatiques tout en faisant preuve d'un véritable sens de la spatialisation des scènes d'action. Au passage, il propose une vision très sombre et brutale de son pays, gangréné par la corruption et une criminalité toujours plus violente et cruelle. Nouvelle preuve qu'on peut raconter beaucoup de choses avec un pitch simplissime (une bande de braqueurs, une taupe et son ami otage), pour peu qu'on ait un peu d'inspiration et de maîtrise des outils de mise en scène. La vraie bonne idée du film est peut-être de nuancer son nihilisme désespérant en proposant la possibilité d'une survie de la morale à travers la relation entre deux flics pas tout à fait incorruptibles. Ainsi, le héros n'est sauvé de la tentation du mal que par la conscience de son collègue, et derrière le surréalisme des scènes d'action, le tableau d'une nation entièrement corrompue n'en est que plus convainquant. Une leçon que les adeptes d'un nihilisme de surface (très en vogue actuellement) devraient apprendre, car le noir n'est jamais aussi profond que lorsque qu'un reflet de lumière laisse entrevoir son interminable tunnel.
L'Asie reste l'une des régions du monde les plus productives en matière de genre, du cinéma déviant de certains francs-tireurs japonais à la production en chaîne de polars de leurs voisins de Corée du Sud. Ne faisant pas entorse à la règle, cette année proposait sa traditionnelle fournée de thrillers coréens. Nous avions déjà découvert le sympathique A Hard Day (compétition internationale) à la Quinzaine des Réalisateurs, et nous n'étions pas surpris de voir cet efficace polar hystérique figurer dans la programmation de L'Etrange, bien qu'il ne réinvente pas le genre. Ce n'est pas non plus le cas de The Fives, adaptation en demi-teinte de la série TV éponyme par son créateur Jung Yeon-Sik. Mais inutile d'en dire plus ici puisque nous sommes d'ores et déjà revenus plus longuement sur ce film. Autre représentant de la pléthorique production coréenne, Hwayi: A Monster Boy était présenté en avant-première. Plutôt une bonne suprise qui s'inscrit dans la droite lignée des thrillers coréens actuels tout en parvenant à insuffler une dose non négligeable d'originalité à son histoire d'enfant élevé par une bande de criminels sanguinaires. Construit autour d'une narration complexe, le long-métrage de Jang Joon-hwan décline les ruptures de ton comme ses nombreux personnages aux diverses caractéristiques, comme autant de pères dégénérés d'un pays au matin finalement pas si calme. Tantôt comédie cruelle, tantôt pur thriller, tantôt actioner nerveux, Hwayi nous embarque dans une intrigue perverse, petite histoire de l'apprentissage de la haine et de la possibilité d'y resister, ou pas. On regrettera tout de même que certains personnages secondaires soient sacrifiés (les cinqs pères adoptifs de Hwayi, qui représentent autant de facettes de son évolution possible, n'ont pas tous droit à la même attention de la part du cinéaste) et que le film s'étire en longueur lors d'un final interminable – un défaut récurrent des productions coréennes. Hwayi restera tout de même une bonne surprise qui démontre que si l'on a fini par s'habituer à l'indiscutable savoir-faire coréen, certains cinéastes sont encore capables de nous surprendre dans le cadre d'une cinématographie jamais tout à fait ronronnante.
Enfin, il y avait bien sûr les Japonais, qui proposent régulièrement certains des films les plus extrèmes et novateurs au sein du cinéma de genre. Nous en avions un très bon exemple dans le cadre de la rétrospective anniversaire de L'Etrange avec l'inégalé Tetsuo, oeuvre séminale de Shinya Tsukamoto sortie au Japon en 1989. Film cyberpunk par excellence, sorte d'équivalent cinématographique du Crash de J.G. Ballard, Tetsuo est un film monstre qui digère expressement son spectateur avant de le recracher, le laissant épuisé et submergé d'images issues d'un imaginaire de cauchemar. Ce nouveau monde de métal proposé par Tsukamoto, écho à la nouvelle chair de David Cronenberg, promet un avenir apocalyptique à des hommes à la fois fascinés, séduits et traumatisés par la machine. La redécouverte du film sur grand écran est également l'occasion de prendre la pleine mesure d'une bande originale grandiose, tantôt contemplative, tantôt hystérique, et toujours profondément industrielle. La projection en début de séance du court-métrage Vibroboy de Jan Kounen (les deux films furent dustribués en France sous forme de double-programme en 1994) aura aussi été l'occasion de constater à quel point le travail du cinéaste français doit à Tsukamoto, tant Tetsuo apparaît comme le mètre-étalon de ce que seront les films de Kounen, qui réutilise nombre des techniques du Japonais et reprend à son compte son esthétique déchaînée et tourbillonante.
Du côté de la compétition internationale, on retrouvait le dernier né du stakanoviste Takashi Miike, habitué du festival qui revient avec Over Your Dead Body. Drôle de projet pour ce cinéaste qui nous avait habitué à des films plus hystériques (encore qu'il suffit de revoir le superbe Bird People In China pour se rappeler que Miike à de très nombreuses facettes, et sait se montrer contemplatif), le film mélange plutôt habilement les niveaux de lecture, mêlant rêve, réalité et représentation théâtrale. Un greffe narrative complexe qui prend plutôt bien malgré la différence de densité des multiples couches du récit (l'histoire narrée au sein de la pièce de théâtre apparaît comme beaucoup plus intéressante que celle racontée dans ses coulisses, et dont elle se fait l'écho). Par ailleurs, Miike fait preuve d'une grande maîtrise de la mise en scène et compose de superbes images, bien servies par le travail virtuose de son chef opérateur Nobuyasu Kita et d'une direction artistique au diapason. Malheureusement, le réalisateur n'exploite jamais pleinement le potentiel du conte tragique qu'illustre la pièce de théâtre, et le film perd beaucoup d'intérêt lorsqu'il s'en éloigne dans la dernière partie. Plutôt envoûté au départ, le spectateur finit par ne plus trop se sentir concerné par cette histoire dont la conlusion brutale laisse indifférent.
L'ombre de Miike plane également au-dessus d'Arcana, réalisé par son assitant de longue date Yoshitaka Yamagushi. On est cependant loin du brio du cinéaste nippon avec cet adaptation très bis, voire Z, d'un manga populaire. Effets visuels cheap, maquillages grotesques (l'un des fantômes ressemble étrangement à Jack Sparrow) et scénario indigent, il n'y a pas grand-chose à sauver de ce film qui était fort logiquement présenté hors compétition et à un horaire peu couru (début d'après-midi de semaine en début de festival). On est plus proche du produit télévisuel que du véritable objet de cinéma.
Plus léché, mais aussi beaucoup plus navrant, The World of Kanako était présenté en séance de clôture après avoir cartonné en salles au Japon cet été. Il faut dire que le film de Testuya Nakashima ratisse large en mélangeant drame familial, nihilisme hérité des plus sombres thrillers coréens (et leurs anti-héros jusqu'au-boutistes), violence complaisante à la sauce torture-porn et post-modernisme lorgnant vers Tarantino. Ca fait beaucoup, d'autant que l'ensemble sert un discours simpliste et réactionnaire qui prétend dénoncer l'hypocrisie de parents laissant la jeunesse japonaise sombrer dans l'anarchie. Le personnage principal, présenté comme un salaud mais filmé comme un héros débonnaire, passe son temps à martyriser les femmes sous le regard sidérant de complaisance d'un cinéaste trop occupé à préparer sa prochaine bonne blague ultra-référencée (et désespérément pauvre, comme ces inserts de sang cartoonesque type Kill Bill ou ces musiques soul seventies très mal intégrées). Le summum de cette mise en scène inconséquente sera une séquence de viol très réaliste dont se rend coupable le personnage principal et qui n'est traitée que comme un péripétie de plus. D'autre part, le réalisateur cherche à masquer la pauvreté de son discours sous une multitudes d'effets visuels sans intérêt, tandis que celle-ci éclate lors de séquences de fêtes supposées décadentes au montage hystérique et rythmées par une musique débilitante et insupportable.
Cette violence tristement complaisante, qu'on avait déjà subie pendant les 137 minutes du navrant Killers (co-production japo-indonésienne présentée en compétition et découverte au Marché du Film cannois), qui déjà prétendait dénoncer les maux du Japon (et de l'Indonésie donc) sous le masque d'un opportunisme regrettable, atteint ici un degré à la limite du supportable, faisant de ce long-métrage une oeuvre plutôt détestable et immensément vaine. Voilà, en somme, tout ce que nous n'aimons pas dans une certaine tendance du cinéma de genre moderne, qui construit des figures vides et creuses à destination d'un public qui ne serait qu'un troupeau prompt à avaler des images toujours plus violentes, qui n'existent que dans la superficialité et ne racontent plus rien d'autre que leur propre vulgarité. En tentant sans intelligence de croiser les plongées ambigues dans le vice d'un Paul Schrader et l'esthétique d'un cinéma post-Tarantino, Testuya Nakashima se prend les pieds dans le tapis et concocte un film incroyablement décérébré, étendard ultime de ce cinéma post-moderne autosatisfait que nous aurons vu pointer le bout de son nez épisodiquement au court d'une année d'explorations des marges cinématographiques. Il ne nous reste plus qu'à espérer que cette tendance s'essouffle, ce qui devrait inévitablement finir par arriver.
A l'opposé du prisme, Sono Sion aura une nouvelle fois offert une claque immense au public de L'Etrange, festival dont il est devenu un habitué et une sorte d'enfant chéri. Démontrant une nouvelle fois qu'il est l'un des cinéastes actuels les plus inspirés, il livre avec Tokyo Tribe un hymne à la jeunesse tokyoïte – en un contrepoint involontaire au film de Nakashima – et prouve que les jeunes Japonais sont loin d'être des débiles aculturés. Au passage, il invente la comédie musicale rap et rend hommage à des oeuvres trop nombreuses pour qu'on les cites toutes ici. Son film est surtout une ôde vibrante et survoltée à la richesse du métissage culturel, et continue le déploiement de cette foi grandiose en la puissance du cinéma comme territoire de liberté créatrice qui habitait déjà des films comme Hazard ou Why Don't You Play In Hell?. Preuve que ce cinéaste capable d'oeuvres très sombres et torturées (Guilty of Romance, Cold Fish et plus récemment Land of Hope) est aussi un rêveur définitif, un iconoclaste qui n'hésite pas à mettre de côté le nihilisme pour offrir une vision résolument positive du monde. Tokyo Tribe est également une leçon de mise en scène, avec sa caméra toujours prête à capter les moindres mouvements de son casting turbulent et à saisir au vol les nombreux détails qui composent les décors de ce Tokyo futuriste tout droit sorti d'une bande-dessinée (le film est d'ailleurs l'adaptation libre d'un manga). Déclarant avoir ouvertement abandonné le ton sombre de ses derniers films pour un pur objet de divertissement, Sono Sion est allé chercher ses acteurs dans la scène hip hop tokyoïte, leur offrant les clés d'un long-métrage qui est une preuve que l'on peut proposer un cinéma d'entertainment qui soit en même temps expérimental – se faisant un lointain écho du Spring Breakers d'Harmony Korine, dont il est un cousin moins déprimé. Servi par une direction artistique exceptionnelle, le cinéaste téléscope The Warriors et Wild Style, le rap et le film d'arts martiaux pour accoucher d'une oeuvre unique, l'un de ces rares films qui s'imposent comme un pur produit de leur époque, et dont on a le sentiment qu'il saisissent quelque chose de notre temps. Sono Sion vient de terminer son prochain long-métrage, ce sera un kaiju eiga (un film de monstre géant donc), qui est d'ores et déjà une sacrée promesse et montre qu'il n'est pas prêt d'arrêter son exploration des différents genres qui composent le cinéma japonais. En attendant, il nous aura offert l'un des tous meilleurs films de l'année. On dit merci et on s'incline devant l'artiste.
On aura eu beau arpenter pas mal la compétition internationale, le long-métrage qui remporta finalement les deux prix (le Prix du Public et le Prix Nouveau Genre en partenariat avec Canal+Cinéma) nous aura finalement échappé. Il s'agit de The Voices, comédie fantastique réalisée aux Etats-Unis par la franco-iranienne Marjane Satrapi, et qui était présenté en séance d'ouverture du festival. Par ailleurs, la séance de clôture aura été l'occasion de découvrir les deux courts-métrages primés lors de cette vingtième édition. Le Grand Prix Canal+ revient à Pony Place de Joost Reijmers (Pays-Bas), comédie un peu anecdotique qui conte les déboires d'un couple de grands-parents avec le jeu vidéo cruel confié par leur petite-fille. Le Prix du Public est revenu à un cinéaste que nous connaissons bien mais que nous ne nous attendions pas à retrouver ici, l'américain Carles Torrens (auteur du long-métrage Emergo, découvert à Gérardmer en 2012, et que nous avions interviewé à l'époque). Avec Sequence, il tombe dans le piège classique du court-métrage à twist, et son histoire d'un homme banal qui se réveille pour découvrir qu'il a fait des choses terribles dans les rêves de l'ensemble de ses contemporains ne nous laissera pas un souvenir impérissable. Voilà pour le palmarès. De notre côté, outre la belle découverte It Folllows (qui pour nous date déjà un peu puisque c'était à Cannes), nous retiendrons l'ambiance somnambulique du beau A Girl Walks Home Alone At Night (vraie belle surprise de la compétition), la délicatesse de la mise en scène de White God, la fraîcheur de Carla Juri dans Wetlands, une certaine idée d'un cinéma coréen encore vif dans Hwayi: A Monster Boy, l'étonnante greffe à l'oeuvre dans I Number Number, et enfin la virtuosité toujours réinventée de Sono Sion avec son éblouissant Tokyo Tribe. C'est déjà pas mal, et ça n'est finalement qu'un petit panorama subjectif de cette vingtième édition qui proposait plus de 120 films. Concluons ce retour sur L'Etrange cuvée 2014 en souhaitant un bon anniversaire à ses organisateurs et en lui souhaitant longue vie. Rendez-vous l'an prochain !